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mercredi 27 avril 2022

Groulx et la chasse à l'antisémite - Textes de S. Cantin, G. Caldwell, P. Trépanier et F. Dumont

SERGE CANTIN
http://agora.qc.ca/documents/groulx_et_nous
Lionel Groulx. Notre historien national si mal aimé. Celui par qui le scandale ne cesse de nous arriver. Celui dont la pensée serait non seulement dépassée, archaïque, mais, à ce que l’on nous dit et répète, pernicieuse, infréquentable, parce qu’intrinsèquement raciste. Bref, celui dont il est devenu assez risqué de parler, à moins que ce ne soit bien sûr pour en dire du mal.


Telle n’est pas ici mon intention. Non pas que je tienne par-dessus tout à chanter les louanges du chanoine, ce qui, tout bien considéré, ne nous mènerait guère plus loin que de le vilipender. Mon ambition est autre: je voudrais montrer, autant que faire se peut en si peu d’espace, que la pensée de Groulx demeure pour nous pertinente, que le vieux prêtre, quoi qu’on en dise ou pense, a encore quelque chose à nous dire aujourd’hui. Rien de moins!

Je crois inutile de présenter le personnage. Tout Québecois moyennement éduqué devrait savoir qui est Lionel Groulx et la place qu’il occupe dans notre histoire. À qui n’en saurait rien (ce que je peux aisément concevoir et même excuser, vu l’indifférence avec laquelle nos élites soi-disant éclairées ont traité depuis une trentaine d’années l’enseignement de notre histoire nationale), je ne puis que recommander la lecture de l’excellente anthologie que vient de lui consacrer un professeur d’histoire de l’Université de Montréal (Lionel Groulx. Une anthologie, Textes choisis et présentés par Julien Goyette, Bibliothèque québécoise, 1998). C’est d’ailleurs dans ce livre que je puiserai, pour l’essentiel, les preuves de ce que j’avance.


Attaques prévisibles

J’avance d’abord que Groulx, dès les années trente, nous aura prévenus contre les attaques dont son oeuvre n’allait pas manquer, de son vivant même, d’être la cible de la part des ennemis du nationalisme canadien-français ; attaques qui n’ont fait depuis sa mort (en 1967) que s’intensifier, au fur et à mesure que l’option indépendantiste gagnait du terrain dans l’opinion publique québécoise.
Groulx avait en effet anticipé les manoeuvres des Richler, Delisle, Khouri, et tutti quanti, ces fiers représentants de l’internationalisme bourgeois.

Textes de Groulx à l’appui :

« Ne vous en laissez pas imposer, non plus, par les clameurs intéressées qui vous prêtent le cri de race, un nationalisme agressif. Un Canada français ne serait dirigé contre personne. Ce serait tout uniment, et je ne cesserai de le redire, l’acte d’un peuple qui aurait retrouvé la ligne de son histoire. » (Directives, 1937)

« Ai-je besoin de le répéter après tant de fois : je ne suis ni antianglais ni antijuif. Chrétien, catholique, et par-dessus tout prêtre, je me sens capable d’aimer facilement tous les hommes. Mais puisqu’il me semble bien qu’en ce pays, chaque groupe ethnique est d’abord pour soi, je me demande pourquoi il serait interdit aux Canadiens français d’être de temps à autre pour eux-mêmes. C’est que, voyez-vous, je ne me sens rien de commun avec le supranationalisme ou l’internationalisme de quelques-uns de nos transfuges ou de nos pseudo-intellectuels, doctrine aveugle qui, dans le contexte démographique de ce pays, ne peut que préparer le triomphe du nationalisme des autres. » (Pour bâtir, 1953)


Une vision de l’avenir

Je soutiens ensuite - et au rebours d’un préjugé encore largement répandu dans les milieux néo-nationalistes québécois - que Groulx n’est pas resté indifférent aux réalités les plus concrètes de son temps, aux problèmes économiques, sociaux et politiques ; et que sa pensée ne peut en aucune façon être réduite à un nationalisme conservateur voué à la préservation et à la perpétuation d’un passé mythique. Au contraire, plus qu’aucun autre intellectuel de sa génération peut-être, Groulx s’est voulu résolument tourné vers l’avenir, sans jamais perdre de vue toutefois l’ampleur des obstacles, internes et externes, auxquels se heurtait à son époque l’essor du peuple québécois (ou canadien-français), et qui continuent toujours du reste de l’entraver.

Textes de Groulx à l’appui

(il y en aurait bien d’autres) :

« La locomotive qui emporte chez nous le train économique ne nous appartient pas. Elle va où lui plaît. Pour nous le train va à reculons, et la locomotive nous écrase brutalement. Ce qui presse c’est de sauter dans la locomotive, de renverser la vapeur, de prendre la direction du train et de faire qu’il charrie notre avenir. » (1937)

« Rien, mes chers compatriotes, rien dans nos origines, ni dans notre histoire, rien, entendez-vous, ne nous a prédestinés à être une race de portefaix et de gueux, autant dire une race méprisable. » (1940)

« Voilà pourquoi, depuis vingt ans, je m’efforce à faire comprendre aux Canadiens français que leur problème national, n’est pas seulement un problème de langue, mais un problème synthétique. Voilà pourquoi j’ai convié la jeunesse en particulier, à préparer coûte que coûte, la libération des siens [...] Car je suis de ceux qui, dans l’économique pas plus qu’en d’autres domaines, n’acceptent le jeu des puissances fatales. Je ne crois pas que ce qui est arrivé contre nous, cet économique à rebours qui nous a fait, à nous, Canadiens français, plus qu’à la plupart des groupes ethniques en ce pays, des chômeurs et de la misère, je ne crois pas que ce désordre a été le simple effet d’une sombre fatalité. Et je crois que les Canadiens français pourront ressaisir leur vie, toute leur vie, le jour où ils auront voulu s’y décider et s’y préparer, le jour où méthodiquement, patiemment avec une indomptable ténacité ils se seront mis à la tâche, capables enfin de s’enthousiasmer pour leur destin. Est-ce trop leur demander ? » (1938)

« Nous aviserons-nous [...] que c’est nous faire un médiocre compliment, devant les capitalistes étrangers, que de vanter à tout propos la qualité morale de nos ouvriers, quand le rôle principal de notre peuple, dans le développement économique de notre province, paraît être de fournir des manoeuvres ? » (Orientations, 1935)

 Comme le faisait observer naguère, dans
le plus beau texte jamais écrit sur Groulx (1), le très regretté Fernand Dumont : « Est-on allé plus loin dans le procès des conditions économiques du Québec ? » 


Un historien averti

J’affirme, enfin, que Groulx fut non seulement un bien meilleur historien qu’on ne le prétend d’ordinaire, mais que, sans se targuer d’aucune prétention épistémologique, sans user du langage raffiné des spécialistes, il s’est montré plus averti que la plupart des historiens patentés actuels des conditions et des limites auxquelles demeure soumise la pratique de la science historique.

Textes de Groulx à l’appui :

« Je me suis efforcé, autant que le peut l’humaine nature, de me laisser guider par le seul document ou par ce que l’on appelle l’objectivité historique. Ai-je tout vu ? Mon enquête a-t-elle été complète ? Je ne le crois pas, pour l’excellente raison que l’histoire définitive est proprement un mythe. Chaque génération d’historiens, à mon sens, utilise de nouvelles découvertes d’archives, est amenée, par les perspectives de son temps, à scruter davantage certains aspects du passé. S’il avait aujourd’hui à la reprendre, le très méritant Garneau écrirait, j’en suis persuadé, bien autrement son histoire. Je l’ai souvent répété à mes étudiants : on ne peut être que l’historien de sa génération. L’historien est, de tous les écrivains, celui qui entre le plus promptement au musée des fossiles. » (1952)

« Je mourrai avec la conscience d’avoir perdu ma vie. Quand la jeune école aura fini de désintégrer mon oeuvre historique, il n’en restera plus rien [...] Je n’étais pas taillé pour une grande oeuvre. Mes amis se sont fait trop d’illusions sur mon compte. Et moi tout autant. Dieu l’a voulu ainsi. Qu’il en soit béni ! » (1959)


La portée du message

Voilà. Il faut convenir que ces textes, choisis presque au hasard parmi tant d’autres de la même mouture, cadrent plutôt mal avec l’image que l’on nous renvoie de Lionel Groulx, surtout depuis une dizaine d’années.

Mais le plus désolant dans toute cette histoire, dans cette judiciarisation de notre histoire dont Groulx fait régulièrement les frais, ce n’est pas que des ennemis avoués du nationalisme québécois s’appliquent à salir la mémoire de celui qui fut à la fois notre plus grand historien national et le plus grand défenseur des droits et de la dignité de notre peuple au cours de la première moitié du XXe siècle (soit dit en passant, parlerait-on encore français dans ce pays si des gens tels que Groulx n’avaient eu le courage de défendre notre langue et notre culture ?).

 Après tout, il s’agit là d’une stratégie passablement prévisible (2), d’une méthode de combat qui, pour déloyale qu’elle soit, ne s’inscrit pas moins dans la logique toute machiavélique de la Realpolitik. La fin poursuivie étant toujours, aujourd’hui comme hier, l’assimilation des Canadiens français, leur disparition comme peuple distinct, le meilleur moyen pour y parvenir ne consiste-t-il pas en effet à abattre « notre maître, le passé » en jetant le discrédit sur ses plus hautes figures, en nous persuadant de leur infamie et, donc, de la nécessité de renier aujourd’hui ceux qui, dans notre passé, ont cru en notre avenir ?

Ce que je trouve le plus affligeant, ce n’est même pas qu’il se trouve des Québécois dits de souche pour contribuer à une telle entreprise, pour collaborer avec l’Anglais à ce « génocide en douce » ; car, après tout, il y a toujours eu, chez nous comme ailleurs, des collabos qui n’attendent que l’occasion pour se vendre au plus offrant, au plus riche ou au plus fort. Non, le pire dans toute cette affaire, ce qui, moi, m’attriste au plus haut point, au point de me faire parfois désespérer de nous-mêmes, c’est de devoir reconnaître que beaucoup d’intellectuels québécois (des historiens, des sociologues, des philosophes), des intellectuels qui se disent par ailleurs souverainistes, entérinent, par bêtise, par lâcheté ou par pusillanimité, la représentation d’un Lionel Groulx foncièrement raciste, tout en cherchant par ailleurs, assez pathétiquement, à s’en démarquer, tout en protestant de leur innocence historique, comme si notre nationalisme traditionnel s’était, en la personne du chanoine Groulx, rendu coupable de crimes contre l’humanité.

« Au fond, disait Groulx, ce qu’une catégorie d’Anglais ne nous pardonne pas, c’est d’exister ». Il serait à peine exagéré d’ajouter que c’est aussi ce qu’une certaine catégorie des nôtres ne se pardonne pas... Et c’est ça d’abord être colonisé.

___________________________

1. « Mémoire de Lionel Groulx », dans Le Sort de la culture, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1987, pp. 261-283.

2. Stratégie dans laquelle les Anglais ont d’ailleurs toujours excellé. Comme l’écrivait en 1964 le poète, romancier et essayiste Fernand Ouellette : « Les Anglo-Saxons ont l’art de semer des mythes destructeurs dans l’esprit de ceux qui leur sont étrangers. Toutefois, entre eux, ils se contentent des faits. Ainsi le bilinguisme est un mythe qui ne peut que les servir. Ainsi on parle de racisme à propos du chanoine Groulx pour mieux affaiblir la portée de son message. »

*.  *.  *

Le discours sur l'antisémitisme au Québec

GARY CALDWELL
http://agora.qc.ca/documents/le_discours_sur_lantisemitisme_au_quebec
La controverse Delisle-Richler, le discours sur l'antisémitisme au Québec et l'orthodoxie néo-libérale au Canada.

Cet article est paru à quelques mois d'intervalle dans The Canadian Literary Review en version anglaise et dans L'Agora en version française.( Juin 1994, Vol 1 No 9.) La plupart des commentateurs et des observateurs ont reconnu qu'il s'agissait d'une contribution de premier ordre, décisive peut-être, dans un débat qui, à un certain moment semblait destiné à prendre autant d'importance au Canada que l'affaire Dreyfus un siècle auparavant en France.

« Il y a environ deux ans et demi, une controverse est née au Québec et a ensuite pris une ampleur considérable, tant au Canada français qu'au Canada anglais pour finalement aboutir à la parution d'un «best-seller»: The Traitor and the Jew: Anti-semitism and the delirium of extremist right-wing nationalism in French Canada from 1929-1939, par Esther Delisle, Ph.D. Ce livre est une traduction du Traître et le Juif: Lionel Groulx, Le Devoir et le délire du nationalisme d'extrême droite dans la province de Québec 1929-1939, de la même auteure, publié en septembre 1992. La version anglaise, publiée en avril 1993, après la parution de Oh Canada! Oh Québec! (automne 1992) dans lequel Mordecai Richler s'inspire des recherches de E. Delisle, est préfacée par l'historien Ramsay Cook et a été saluée avec beaucoup d'enthousiasme au Canada anglais. En plus des éloges de Ramsay Cook dans sa préface, le livre s'est attiré ceux d'écrivains comme David Rome, ancien archiviste du Congrès juif canadien, Lita-Rose Betcherman, auteure de The Swastika and the Maple Leaf (1), sans oublier les interviews très flatteuses parues dans le Globe and Mail (2) et dans Saturday Night (3).

À Montréal et à Québec, le contenu de la thèse de doctorat a fait l'objet de fuites avant que l'auteure ne défende sa thèse, notamment dans le magazine à fort tirage L'Actualité, le 15 juin 1991, et le sujet a aussitôt fait fureur. Dans cet article, les conclusions de E. Delisle étaient présentées dans un «document» de deux pages. Six mois plus tard (4), dans un autre article de L'Actualité, le magazine lui-même endossait la cause de l'auteure à l'effet que l'université Laval faisait traîner l'évaluation et l'acceptation de sa thèse parce que des membres du jury de thèse s'y opposaient pour des raisons «idéologiques»: «Une universitaire qui pourfend l'antisémitisme du Chanoine Groulx et des nationalistes québécois des années 30 fait face à un véritable blocus institutionnel (5).» Dans cette prise de position éditoriale, L'Actualité révèle avoir contacté Pierre Anctil, un des membres du jury, sachant qu'il avait évalué négativement la thèse de E. Delisle. Anctil confirma qu'il avait «des objections de fond assez majeures» mais il refusa d'en discuter. Il faut présumer que L'Actualité a eu vent de l'évaluation critique d'Anctil par l'auteure elle-même ou par son directeur de thèse, Jacques Zylberberg, à qui toutes les évaluations ont été transmises afin que la candidate en tienne compte dans la rédaction de sa version finale.

La parution de l'article de Mordecai Richler en septembre 1991 dans le New Yorker, article réunissant des extraits de son livre à paraître et dans lequel il s'inspirait déjà des travaux de E. Delisle, intensifia la controverse, entraînant dans la mêlée des commentatrices aussi renommées que Mmes Lise Bissonnette, du journal Le Devoir, Lysianne Gagnon, de La Presse, Denise Bombardier, de Radio-Québec et Hélène Pelletier-Baillargeon.

E. Delisle avait déjà été associée à l'article du New Yorker par L'Actualité qui, en décembre, écrivait pour sa défense que Richler «s'est appuyé sur l'argumentation de E. Delisle pour défendre ses récentes critiques du nationalisme québécois». Effectivement, Richler déclara que les recherches de E. Delisle étaient pour lui un «Godsend (6)» et l'auteure elle-même avoua qu'elle attendait avec impatience la publication de son livre afin de raviver le débat sur Groulx et l'antisémitisme et d'attirer l'attention sur ses six années de recherches (7).

La réaction des médias francophones devant les conclusions de la thèse - pour ce qu'on en connaissait - et face aux opinions de l'auteure qui considérait comme inacceptable qu'une rue, une station de métro et un cégep portent encore le nom de Lionel Groulx, fut pour le moins sévère, exception faite de L'Actualité évidemment. Au fond, qu'en est-il de cette controverse et pourquoi la perception des anglophones et celle des francophones ont-elles été si divergentes? Pour faire le tour de la question nous commencerons par prendre connaissance de la thèse elle-même (son contenu), des circonstances du processus d'évaluation - une des causes de la controverse - et de la collaboration avec Richler. Ceci achevé, nous ferons notre critique de la thèse proprement dite. Quand nous en aurons terminé avec le livre de M. Richler et la thèse de E. Delisle, nous reviendrons sur le sujet de l'antisémitisme au Québec, nous inspirant largement du livre The Jews in Canada, de Robert Brym, William Shaffir et Morton Weinfeld. Ce dernier a également signé un article, «The Jews of Quebec». Quand nous aurons bien examiné la saga universitaire de E. Delisle et le commentaire politique de M. Richler nous pourrons dégager, en conclusion, ce que nous considérons être les paramètres du discours canadien contemporain sur l'antisémitisme au Québec.


La thèse d'Esther Delisle


D'abord la thèse et l'essentiel de ses conclusions. Les considérations sur la qualité scientifique du travail viendront ensuite. E. Delisle prétend avoir démontré que les milieux nationalistes qui s'alimentaient auprès d'un homme, Lionel Groulx, auprès d'un mouvement, Jeune-Canada et auprès de deux publications, L'Action nationale et Le Devoir, étaient - du moins pendant la période 1929-1939 - à la fois antisémites et d'un nationalisme d'extrême droite au point d'être fascistes. Ce fascisme, affirme-t-elle, se manifeste par l'appel à la pureté de la race, à la restauration de la moralité publique, à l'émergence d'un grand leader, au rejet des partis politiques et du parlementarisme ainsi qu'à la glorification de la nation qui en viendra à produire des surhommes pour peu qu'on lui permette d'assumer sa destinée. Elle conclut, dans sa thèse et dans son livre, par un «triste épilogue» où elle trace un parallèle entre le nazisme et l'idéologie qu'elle a mise à jour. Ne voulant point être soupçonné de mal interpréter E. Delisle, je citerai ici son propre résumé de thèse:

«Notre thèse de doctorat se veut une contribution à l'étude du nationalisme d'extrême droite dans la province de Québec durant la période 1929-1939. Les sources retenues sont les suivantes: les écrits de Lionel Groulx, le magazine L'Action nationale, les écrits des Jeune-Canada et le quotidien Le Devoir. Nous avons établi notre problématique sur les analyses politiques contemporaines qui font du racisme un élément consubstantiel au nationalisme d'extrême droite, au fascisme et au nazisme. Nous avons procédé en appliquant les idéaltypes de l'antisémitisme et du nationalisme d'extrême droite à nos source [sic]. L'analyse de contenu que nous avons effectuée privilégie les constructions symboliques centrales de l'idéologie qui nous intéresse: le Canadien français et le Juif. »

«Trahison du Canadien français, démonisation du Juif, anathémisation et assimilation de ces deux constructions symboliques au libéralisme économique, philosophique et politique représentent l'armature logique liant l'antisémitisme et le racisme à l'idéologie dans laquelle ils s'inscrivent. Les champs sémantiques que nous avons circonscrits ressortissent au nihilisme et à une forme particulière de millénarisme. Le Canadien français et le Juif déchoient de l'humanité; le vocabulaire, y compris les analogies et les métaphores, de la putréfaction, de la maladie et de la mort définissent le Canadien français et le Juif, en plus de décrire et de qualifier l'état social contemporain. Les locuteurs s'inspirent des régimes fascistes et nazis pour formuler le projet utopique d'une société qui serait d'une pureté absolue, et où ne vivraient que des «surhommes et des dieux». Le Canadien français y sera admis après avoir subi une «rééducation politique et nationale», tandis que le Juif en demeure exclu. Les locuteurs que nous avons étudiés reprennent aussi les éléments classiques du nationalisme d'extrême droite et du fascisme: négation de l'individu, exaltation de la nation/race, illégitimation du capitalisme, de la démocratie et des partis politiques .»

«Par son antisémitisme et son racisme, l'idéologie formulée par Lionel Groulx, et reprise par L'Action nationale, par les Jeune-Canada et par Le Devoir se situe au point de rencontre du nationalisme d'extrême droite, du fascisme et du nazisme.»

En avril 1991, la thèse fut soumise à l'École des gradués pour une prélecture par le jury de thèse. Le dépôt du mois d'août 1990 auquel L'Actualité fait allusion dans sa charge de décembre 1991 contre l'université Laval, était un dépôt pour examen préliminaire interne à la faculté des Sciences sociales, faculté à laquelle est rattaché le département de Sciences politiques. La thèse est une thèse de doctorat en Sciences politiques.

Siégeaient au jury: Jacques Zylberberg, du département de Sciences politiques et directeur de thèse; Guy-Antoine Lafleur, du même département, spécialiste en analyse de contenu; James Thwaites, du département des Relations industrielles à Laval; Henry Weinberg, de l'université de Toronto et Pierre Anctil qui était alors à l'université McGill après avoir été à l'Institut québécois de recherche sur la culture.

Les premières évaluations des membres du jury furent connues dans le mois qui suivit, en mai 1991. Deux de celles qui furent remises à la candidate étaient négatives; c'est-à-dire que, telle que présentée, la thèse était jugée inacceptable. Le jury de thèse tint sa première réunion officielle le 16 août 1991, quatre mois après le dépôt de la thèse à l'École des gradués, deux mois après la révélation des conclusions dans L'Actualité du 15 juin et trois mois après que la candidate eut été informée des deux évaluations négatives. À cette première réunion, on n'arriva à aucune conclusion car le directeur de thèse de E. Delisle n'y assistait pas, quoique présent à l'université.

Les auteurs des deux évaluations négatives - facilement identifiés par les échanges entre E. Delisle et les membres du jury lors de la soutenance - étaient M. Anctil, le seul membre du jury qui eût fait de la recherche sur la question juive au Québec, et M. Lafleur, le spécialiste en analyse de contenu, du même département que E. Delisle. Cette dernière avait déclaré que la méthode d'analyse de ses sources était l'analyse de contenu.

Lors de cette rencontre, on releva le fait que les médias avaient diffusé le contenu de la thèse avant même qu'elle ne fût acceptée comme thèse de doctorat. Néanmoins, la candidate continua de donner des interviews à la radio, à la télévision et dans les journaux. Étonné, M. Anctil écrivit au directeur de l'École des gradués pour déplorer que la publicité des médias sur le sujet ne permette pas au jury de se prononcer de façon sereine et constructive. Il jugeait inacceptable que la candidate au doctorat en appelle à l'opinion publique par-dessus la tête du jury et il affirmait que cette démarche constituait un manque flagrant d'éthique intellectuelle et professionnelle. M. Anctil envoya également copie de sa lettre au vice-recteur aux Affaires académiques ainsi qu'au directeur des études du troisième cycle en Sciences politiques, celui-là même qui avait sollicité sa présence dans le jury. Personne ne répondit à sa lettre et ceci malgré le fait que le directeur de l'École des gradués ait exceptionnellement décidé de présider la seconde réunion du jury, le 17 octobre 1991. Après cette rencontre, le directeur écrivit à la candidate, au nom du comité, pour exiger des révisions majeures et lui signifier que son directeur de thèse avait été mandaté par le jury pour voir à ce qu'elles soient faites.

Quand des corrections importantes sont exigées, l'École des gradués de l'université Laval (8) accorde généralement six mois au candidat pour apporter les changements qui s'imposent et présenter une nouvelle version. Ce délai reportait donc la prochaine réunion du jury au mois de mai 1992. Or, en mai, un des membres du jury était en France pour ne revenir qu'en septembre. L'École des gradués écrivit à E. Delisle pour l'en informer et lui demander si elle acceptait d'attendre jusqu'en septembre pour que ce membre soit présent. Elle répondit que oui, elle préférait attendre. La troisième et dernière réunion du jury eut donc lieu le 10 septembre 1992, immédiatement après la soutenance publique de la thèse devant plus de 100 auditeurs, et les membres votèrent à trois voix contre deux en faveur de son acceptation.

Anctil et Lafleur soulevèrent les mêmes objections qu'ils avaient soulevées dix-sept mois auparavant et ils votèrent contre l'acceptation parce que les corrections demandées n'avaient pas été faites; les votes favorables furent ceux de Thwaites, Zylberberg et Weinberg.

Tout le processus depuis le moment du dépôt de la thèse à la faculté des Sciences sociales avait pris un peu plus de deux ans; depuis le dépôt à l'École des gradués, il s'était écoulé dix-huit mois, un délai amplement suffisant pour effectuer les corrections exigées mais qui ne furent jamais faites. En janvier 1992, E. Delisle avait porté plainte auprès de l'ombudsman de l'université qui, semble-t-il, trouva le délai «anormalement long». Toutefois il ne jugea pas la situation sérieuse au point d'en aviser les autorités universitaires par écrit et de faire des recommandations comme il le doit s'il juge qu'une des instances a agi de façon déraisonnable, injuste, négligente ou discriminatoire. Ce qu'il fit, c'est un rapport à E. Delisle (9).

La publicité générée par la controverse sur la thèse, la parution du livre en français suivie de peu par la parution du livre de M. Richler où, dans un post-scriptum, il reconnaissait avoir utilisé les recherches de E. Delisle, tout cela se traduisit par des invitations d'universités anglophones canadiennes où l'auteure donna des causeries durant l'hiver 1992-1993. J'assistai à l'une de ces causeries (10) où l'auteure présentait un résumé de son livre et de ses tribulations universitaires. Bien qu'il ne fût pas nommé, Anctil, identifié seulement comme un fonctionnaire québécois (11), fut pointé du doigt et vilipendé pour son opposition «idéologique». Dans sa thèse et dans son livre E. Delisle est très critique à l'endroit des recherches d'Anctil. Dans le post-scriptum de son livre, M. Richler consacre presque une page à la réfutation du point de vue d'Anctil.


Mordecai Richler


Effectivement, M. Richler s'inspira largement des travaux de E. Delisle pour appuyer ses accusations d'antisémitisme à l'endroit du Canada français au cours des années 30. Cela ne serait pas évident si E. Delisle n'avait pas elle-même fait état de sa collaboration puisque M. Richler ne la cite qu'une fois dans son article du New Yorker et dans son livre et, là encore, dans le post-scriptum seulement. De plus, dans les chapitres neuf et dix, M. Richler cite abondamment des sources de première main comme Le Devoir de l'époque, les ouvrages et la correspondance de Groulx, ainsi que des sources secondaires qui ne sont généralement connues que par des spécialistes de la question. Nombre de commentateurs, y compris Michael Behiels dans The Canadian Literary Review (12), ont fait état de la contribution de E. Delisle au livre de M. Richler.

Cette collaboration, E. Delisle ne l'a jamais niée, elle en est même fière. Mieux encore, durant la controverse, M. Richler parla de la thèse, citant son titre au complet (13). Par cette référence publique à la thèse et compte tenu de son prestige littéraire, M. Richler vint hausser considérablement le ton des débats durant la controverse sur la thèse. Une question demeure toutefois sans réponse: pourquoi M. Richler ne cite-t-il pas la thèse de E. Delisle comme étant la principale source de son propre travail sur l'anti sémitisme canadien-français? On peut croire que E. Delisle se contentait d'offrir ses conclusions à titre de contribution gratuite pour la cause... ce qui était parfaitement son droit.

Examinons maintenant, tel qu'on le trouve dans son article du New Yorker et dans son livre, le contenu de l'incursion Richler dans le domaine du commentaire politique. Ses écrits sont d'une importance considérable pour le Québec et le Canada, étant donné l'énorme impact qu'ils ont eu sur l'opinion au Canada anglais. Oh Canada! Oh Québec! connut un grand succès et, entre autres retombées, la B.B.C. invita son auteur à monter un documentaire sur le Canada français. Ce qui s'est fait.

Il entame avec le débat linguistique et les initiatives du gouvernement québécois pour légiférer sur l'usage du français. Une telle législation, proteste-t-il, va à l'encontre du libéralisme, est mal avisée et même ridicule. Son argumentation est fondée sur les droits individuels et sur la culture politique du Canada telle qu'enchâssée dans la Charte des droits et la Constitution de 1982. Cette culture implique un déplacement des valeurs politiques antérieures à 1982; la souveraineté parlementaire et la Charte des droits individuels sont des concepts irréconciliables; également irréconcilia- bles sont une Constitution désormais écrite et le concept d'une constitution non écrite telle qu'existante antérieurement à 1982.

En dépit de son âge, M. Richler fait preuve d'ignorance et même de mépris pour la culture politique du Canada de son enfance dans le traitement qu'il accorde à la clause «nonobstant». Cette clause, il la présente comme une aberration et non comme ce qu'elle est: le fruit d'une tentative de conciliation entre la dispense des nouveaux droits et la souveraineté parlementaire telle qu'elle existait jusqu'alors dans les institutions politiques canadiennes. Le lecteur non canadien - et, manifestement, le livre est écrit pour lui - ne devinera jamais qu'il y avait, pour introduire cette clause sans doute maladroite, des raisons fort légitimes visant la sauvegarde des fondements majeurs de notre culture politique.

Le commentaire de M. Richler sur la question de la langue en amène un autre sur l'émergence du parti Égalité et de son leader juif en réaction au succès électoral du nationalisme, et encore un autre, dans le chapitre huit, sur la question juive au Québec. On en arrive ainsi, au chapitre neuf, à un commentaire sur l'antisémitisme au Québec. Au chapitre dix, nous voici saisis du problème:

«From the beginning, French-Canadian nationalism has been badly tainted by racism. The patron saint of the independantists, the Abbé Lionel Groulx was not only a virulent anti- Semite but also a nascent fascist, an unabashed admirer in the thirties of Mussolini, Dollfuss and Salazar (14).»

Dans les dix-huit pages qui suivent, le lecteur se voit offrir, entre autres choses, une mise en accusation détaillée de Groulx qui, huit pages plus loin, devient un fasciste accompli (15) par opposition au fasciste «naissant» qu'il était. André Laurendeau, réputé coprésident de la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, et, par association, Jean Drapeau et Claude Ryan, sont des disciples de Groulx qui propagent l'antisémitisme et le nationalisme d'extrême droite véhiculé par les Jeune-Canada et affiché dans les pages de L'Action nationale et du Devoir. «Ce fut une décennie [1929-1939, la période couverte par l'étude de E. Delisle] durant laquelle les effusions racistes du Devoir ressemblent davantage à Der Stürmer qu'à n'importe quel autre journal auquel je puis penser (16).» Duplessis était «un truand politique» dont «la bande de bandits» étaient «inspirés par une cupidité sans vergogne (17)».

Peiné de ce que «presque tout a été fait pour que la jeunesse anglophone, même parfaitement bilingue, se sente de trop au Québec (18)», il termine son livre par une allusion plus mélodramatique que fondée, surtout pour le lecteur étranger: «All I ask is that the new republic [an eventual independent Quebec] allow the remaining Anglophones time enough to pack and join their children in other provinces or the United States and that they be allowed to take their goods with them (19)».

Le livre de M. Richler est délicieux et de lecture amusante. Plusieurs de ses observations et de ses anecdotes sont pénétrantes et portent à réflexion. Mais ce qui gâche le livre, lequel, après tout, prétend porter sur le Canada, c'est qu'il est écrit dans la perspective de quelqu'un qui se juge au-dessus du provincialisme et des «démons» de la réalité historique canadienne. L'ouvrage est en définitive une contribution douteuse à la compréhension de la société canadienne. L'auteur, bien qu'il soit né et qu'il ait grandi au Canada, n'appartient déjà plus à ce monde dont il parle. De fait, ses écrits politiques ont presque tous été rédigés pour des revues anglaises ou américaines. Il le dit lui-même: «Je pourrais tout aussi bien et même mieux fonctionner en Angleterre, où j'ai vécu vingt ans, ou aux États-Unis (20).»

C'est cette perspective cosmopolite qui lui permet de rejeter la question anglais-français comme un "chamaillage" des soi-disant peuples fondateurs (21)». Les traditions anglaise et française du Canada ainsi que leur rôle dans l'établissement et le maintien d'une société distincte de la société américaine sur la moitié septentrionale de ce continent sont traitées avec dédain. La clause nonobstant de la Charte est une «passoire légale».

Le Dominion du Canada de 1867, formé de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l'Ontario et du Québec était davantage un «grand espace vide» qu'un ensemble de communautés bien établies qui fonctionnaient séparément sous l'égide de la Couronne britannique. L'Acte de l'Amérique britannique du Nord avait pour but de choyer le Québec, et les gouvernements québécois qui réclamaient un statut spécial étaient des "entêtés" (22).

De toute évidence, Mordecai Richler est un Canadien moderne pour qui la véritable histoire du Canada débute en 1982 avec la Constitution et la Charte. Il admet que la Charte ne fait que garantir des libertés déjà acquises mais pour lui, Charte et Constitution sont les jalons d'une révolution néo-libérale, culturelle et politique qui évacue tout ce qui existait auparavant, quand le Canada n'était pas un «vrai» pays. M. Richler est de ces gens qui voient dans l'échec de Meech la consécration de leur vision. Parmi eux, les principaux chasseurs de sorcières dans les médias sont David Bercusson, Michael Biehels et Michael Bliss. Ce dogme néo-libéral qui fait de la clause nonobstant un affront à la liberté est bien à la portée des lecteurs de M. Richler, qu'ils soient Anglais ou Américains.

En toute équité, on doit admettre qu'il faut être Canadien pour comprendre une Charte des droits qui protège l'individu contre le gouvernement sauf quand le gouvernement en décide autrement! Toutefois, la vision de M. Richler fait problème parce qu'elle n'envisage pas la continuité du Canada que nous avons connu, sans parler du Québec. Elle relègue une bonne partie de notre culture politique d'avant 1982 au rang du provincialisme, de la dernière mesquinerie quand ce n'est pas simplement du tribalisme. Philip Lawson l'a récemment démontré en 1989, la classe politique britannique du dix-huitième siècle estimait que la société québécoise et la légitime fierté de son peuple étaient des valeurs à sauvegarder.

Cette attitude lui valut la loyauté des «nouveaux sujets» de Sa Majesté au moment où les Américains, durant la guerre de la Révolution, tenaient un siège de cinq mois devant Québec. À ce moment, le sort du Canada de M. Richler ne tenait qu'à la défense de la ville de Québec. On peut pardonner à un lecteur étranger de ne pas deviner que M. Richler, né à Montréal, a été un sujet britannique, et britannique seulement, durant les seize premières années de sa vie et de ne pas être au courant du fait que le parlement du Québec, plus tard composé de «truands et de bandits», accorda les libertés civiles aux Juifs un quart de siècle avant l'Angleterre (23).

En dépit de son talent littéraire, et parce que sa conscience historique est inadéquate quant au contenu des événements dont il parle, ses affirmations constituent une lecture des événements selon une logique qui n'était pas et qui, pour certains d'entre nous, n'est toujours pas celle du contexte. Emporté par la cohérence qu'il s'invente pour l'interprétation de l'histoire du Québec, M. Richler devient la proie des demi-vérités. À preuve, je souligne une énormité dans un paragraphe qui, comble d'ironie, débute par les mots «encore une fois, nous avons affaire à des demi-vérités (24)». La voici:

«Un des buts avoués de la rébellion des Patriotes en 1837-1838 était d'étrangler tous les Juifs du haut et du bas Canada et de confisquer leurs biens.»

D'un trait de plume, toute une génération de Canadiens français est noircie. Bien plus, comme les Patriotes sont supposés avoir inclus les Juifs du Haut-Canada dans le pogrom qu'ils préparaient, et comme les chefs rebelles des deux colonies agissaient de concert, faut-il inclure les rebelles du Haut-Canada dans ce projet abject? Peut-on en déduire ou, plus précisément, est-ce qu'on déduira avec M. Richler que William Lyon Mackenzie et les autres chefs rebelles du Haut-Canada étaient complices de l'éventuel assassinat de tous les Juifs? M. Richler porte cette invraisemblable accusation comme si l'intention des Patriotes d'étrangler les Juifs, aussi bien dans le Haut-Canada que dans le Bas-Canada, était une vérité établie de l'historiographie canadienne. Où donc a-t-il fait cette extraordinaire découverte? La genèse de cette opinion voulant que les Patriotes québécois de 1837-1838 étaient antisémites au point de souhaiter l'assassinat de tous les Juifs à l'horizon est très révélatrice du genre de demi-vérités perpétuées par la perspective néo-libérale de M. Richler et de la nouvelle sensibilité antisémite qui a cours au Canada, ce dont nous traiterons plus loin.

D'abord, notons que l'auteur, M. Richler, qui, ailleurs, quand il les cite, identifie spécifiquement les numéros du journal Le Devoir parus avant la guerre de 1939, ne donne pas la moindre référence quand il s'agit d'accuser les Patriotes. Le «fait» est largué dans le texte sans justification autre que celle de réfuter Léandre Bergeron qui, dans son histoire du Québec, crée une mise en scène des Patriotes selon sa propre réinterprétation de l'histoire, réinterprétation inspirée d'une autre orthodoxie, le marxisme des années 60 et 70 au Québec.

La question demeure: Où Mordecai Richler a-t-il trouvé cette veine d'antisémitisme? De tous les auteurs mentionnés dans son livre, il en est un qui avançait pareille affirmation, celui que M. Richler appelle «l'indispensable Mason Wade». En effet, à la page 190 du premier tome de The French-Canadians 1760-1967 (25), quand il décrit les projets des Patriotes de 1838, par opposition à ceux de 1837, Mason Wade écrit, sans autre commentaire: «Tous les Juifs devaient être étranglés et leurs biens confisqués (26)». Nous présumons que c'est la source de M. Richler parce qu'il cite Mason Wade mais ce pourrait être de Fernand Ouellet également. Il est peu probable qu'il soit allé la chercher chez David Rome, qui discute amplement de la question (27).

Si Richler tient son information de Mason Wade, il a amplifié l'accusation en impliquant les insurgés de 1837 (les leaders n'étaient pas les mêmes) et en incluant dans les Juifs visés aussi bien ceux du Haut Canada que ceux du Bas-Canada. On peut sans doute excuser M. Richler d'avoir extrapolé et mis dans le même sac toute la population juive et tous les leaders rebelles car il ne se souvenait peut-être pas exactement où il avait trouvé ça dans Mason Wade. Je me sens d'autant plus clément envers lui que je ne me souvenais pas moi-même de cette affirmation lue dans Wade il y a quelque trente ans. Les sensibilités évoluent considérablement en un quart de siècle. De tous les universitaires canadiens qui ont lu Mason Wade dans les trente années qui ont suivi la parution de son livre en 1955, combien ont retenu cette citation?

Posez-vous la question: l'aviez-vous remarquée? Ou plutôt: vous souvenez-vous de l'avoir remarquée? Dans mon cas, l'indifférence relève peut-être de ce que M. Richler appelle «WASP boorishness (28)»; à moins qu'il ne s'agisse, comme le suggère Weinfeld dans The Jews of Canada, d'un antisémitisme tel que défini en termes contemporains. Peut-être même que tous ceux qui sont restés indifférents devant le constat dramatique de Mason Wades sont anti sémites? Mais pour savoir ce qu'est ce nouvel antisémitisme contemporain il nous faudra revenir à Weinfeld.

Revenons pour le moment aux Patriotes qui se proposent d'assassiner les Juifs. Mason Wade est décédé mais, au moins, il a cité la source de son information. Il s'agit d'une communication de l'abbé Ivanhoé Caron à la Société royale du Canada en 1926: «Une société secrète dans le Bas-Canada en 1838: L'Association des Frères Chasseurs (29)». L'article de l'abbé Caron est, quant à lui, basé sur des dépositions faites auprès des autorités de l'époque par des individus qui, pour la plupart, voulaient faire preuve de leur loyauté après les événements.

L'une de ces dépositions (30) est celle de Joseph Bourdon en date du 2 novembre 1838, une journée avant le déclenchement des hostilités. Bourdon avait été payé par le surintendant de la police de Montréal pour s'infiltrer chez les Chasseurs (31). Il répète ce qui lui aurait été dit quelque quinze jours auparavant par un certain Frederick Glackmeyer qui assermentait les membres de la société secrète des Chasseurs et qui recevait les contributions financières.

Dans sa déposition de huit pages, Bourdon relate, entre autres choses, que Glackmeyer lui avait dit que: «tous les Juifs, avec Benjamin Hart en tête, seraient étranglés et leurs biens également confisqués». Quatre autres individus firent des dépositions où Glackmeyer est cité et aucune ne fait mention des Juifs (32). Toutefois, l'un d'eux, un M. Bertrand (33), rappelle que Glackmeyer, toujours bavard et imprudent, lui avait dit que les officiers des régiments britanniques seraient arrêtés dans leur sommeil et assassinés dès que Nelson en donnerait l'ordre.

Glackmeyer, toujours selon Bourdon, affirmait également que la majorité des soldats britanniques des garnisons de Montréal et de Québec avaient déjà été assermentés dans la société des Chasseurs!

Glackmeyer, un marchand, était ami et complice d'un organisateur des Patriotes du nom de Jahn McDonell, un avocat montréalais, fils d'un officier britannique ayant épousé une Canadienne-française (34). Lui-même était en contact avec Robert Nelson, chef du soulèvement de 1838 et parent de Lord Nelson, héros de Trafalgar. Glackmeyer, McDonell et Nelson, un véritable guêpier de racistes canadiens-français! Ce dont il est question ici, c'est du ouï-dire rapporté par un indicateur de police dûment payé. Et les propos en question, entendus plus de deux semaines plus tôt, sont d'un individu d'ascendance non canadienne-française qui assistait un organisateur des Patriotes. Ce Glackmeyer était pour le moins enclin à des déclarations exagérées qui, à ma connaissance, n'ont été confirmées par aucune documentation ni corroborées par le moindre témoignage. L'intention prêtée aux Patriotes d'exterminer les Juifs est donc basée sur le ouï-dire d'un indicateur qui n'était pas en contact direct avec les leaders des Patriotes canadiens-français plutôt que sur une documentation écrite sur le mouvement et sur ses chefs (35).

D'autre part, il existe une documentation écrite sur l'intention des Patriotes de liquider une entière catégorie d'individus... les Royalistes. Dans un formulaire du serment d'initiation des «Frères Chasseurs», formulaire retrouvé et reproduit par Caron dans Le Rapport de l'archiviste de la province de Québec pour l'année 1926, on peut lire que les initiés doivent savoir que «le but de la dite association était d'égorger, à une époque marquée, tous les Royalistes...» (p.101). Quel langage sanguinaire, typique pourtant du républicanisme genre dix-neuvième siècle. Le même document avertissait les assermentés que les traîtres à la rébellion auraient la gorge tranchée jusqu'à l'os! Incidemment, nous pardonnera-t-on de demander pourquoi Mason Wade ne parle pas des intentions sanguinaires des Patriotes à l'endroit des Royalistes et des bureaucrates, intentions dont il est également question dans la communication de l'abbé Caron d'où il a tiré son propos sur les Juifs? Mason Wade, un Américain et l'héritier culturel d'un soulèvement réussi contre les mêmes Royalistes, trouvait peut-être que le projet d'assassinat de Royalistes était chose trop banale pour être mentionnée.

La chose importante reste que Richler, et Mason Wade avant lui, ont proclamé qu'un des objectifs des Patriotes était d'étrangler tous les Juifs alors que cette prétention ne s'appuie sur aucune documentation historique valable. Il s'agit d'une calomnie à l'endroit des Canadiens-français et tous ceux qui la perpétuent devraient présenter leur documentation ou alors se rétracter et s'excuser. C'est sur la foi de prétentions aussi mal fondées que repose l'affirmation générale de M. Richler au début de son livre: «Dès le départ, le nationalisme canadien-français a vilainement été teinté de racisme.» Dans le cas de cette accusation globale, le contexte laisse croire que Richler pensait surtout aux années 30 puisqu'il parle de Groulx dans la phrase suivante; toutefois, il dit «dès le départ, le nationalisme canadien-français» et ce nationalisme existait bien avant la décennie 30 de ce siècle-ci. Même en admettant une erreur de contexte de sa part, ceux qui le citeront ne feront que perpétuer la même demi-vérité.



La méthode sociologique d'Esther Delisle


Venons-en maintenant aux années 30 et à la thèse de E. Delisle où M. Richler a puisé sa documentation sur l'antisémitisme canadien-français. Disons plus spécifiquement que nous procédons maintenant à l'évaluation du mérite intellectuel et scientifique de la thèse de doctorat à laquelle l'université Laval a donné son «imprimatur». Mais auparavant je précise que je m'en tiendrai à la thèse et non aux versions anglaise et française du livre et ce, parce que le livre est présenté non pas comme une émanation de la thèse mais bien comme la thèse elle-même. L'avant-propos de la version française dit: «La réalisation de cette thèse de doctorat (36)» alors que dans la version anglaise, c'est Ramsay Cook, dans sa préface, qui relie le livre à la thèse. En dernière analyse, la valeur des conclusions présentées dans le livre est fonction de la qualité de la recherche présentée dans la thèse. D'ailleurs, si je me limitais au livre, l'auteure pourrait à juste titre prétendre: «Oh, mais vous n'avez pas lu la thèse!». En fait, j'ai consulté les deux livres et la thèse. Il n'y a pas de doute que E. Delisle a colligé un compendium de citations sur l'antisémitisme et le nationalisme d'extrême droite dans certains milieux intellectuels du Québec des années 30. Dans les trois premiers chapitres, elle présente une synthèse de l'émergence de l'antisémitisme en Europe dans le contexte social de l'époque. Toutefois, ce qui nous intéresse, c'est la validité de son interprétation. En d'autres termes, les résultats, tels que résumés plus tôt dans cet essai, sont-ils convaincants? Une des façons d'être convaincant pour un praticien des sciences sociales est d'avoir recours à des techniques et à des concepts aptes à donner un caractère scientifique aux conclusions. E. Delisle, politicologue, prétend que ses conclusions ont un caractère scientifique.

Pour le lecteur critique qui n'est pas en mesure d'appliquer la même méthodologie aux mêmes matériaux pour voir s'il parvient aux mêmes conclusions - c'est là l'ultime test de la science - les véritables questions concernent les concepts employés, les techniques appliquées et, en sciences sociales, la connaissance du contexte d'où proviennent les matériaux utilisés. Un concept ou un ensemble de concepts peuvent avoir ou n'avoir pas été utiles pour la méthode analytique dans le passé; une technique particulière a une histoire qui éclaire les conditions adéquates de son application; et la question du contexte implique des notions aussi élémentaires que la connaissance de la langue aussi bien que des considérations générales comme les particularismes socio-historiques du milieu d'où proviennent les matériaux. Ici, nous ne prétendons pas offrir une critique détaillée mais plutôt une opinion sur les rigueurs de l'analyse pour juger de sa conformité avec les canons de base de la recherche en science sociale.

Entamons avec le concept utilisé, celui du «type idéal». E. Delisle parle de la théorie du type idéal de Weber alors qu'il s'agit plutôt d'une méthode pour tester la théorie. La méthode consiste à élaborer une construction conceptuelle d'un objet, laquelle est la somme des caractéristiques de l'objet, associée aux manifestations de cet objet à l'occasion d'au moins une observation. Les liens qui sont ensuite postulés entre ces caractéristiques sont la contribution intuitive et imaginative du chercheur qui croit avoir identifié une chose existant dans le monde réel. Toutefois, la construction conceptuelle qui en résulte est un «type idéal» en ce sens qu'il peut rester introuvable dans l'entièreté de sa conception. Pourtant, ses diverses dimensions et caractéristiques sont tirées d'observations extensives et si le chercheur a raison dans ses hypothèses, le type idéal s'avérera utile dans la suite des explications sur les caractéristiques et les dimensions diverses, telles que postulées. Ainsi, le type idéal est un modèle heuristique qui permet des vérifications subséquentes sur la nature véritable du modèle telle que posée en postulat.

Esther Delisle utilise beaucoup le type idéal et elle décrit correctement ce que Weber voulait qu'il soit. Là où elle se trompe c'est que son type idéal, celui qui relie l'antisémitisme, le racisme et le nationalisme d'extrême droite, est une construction conceptuelle élaborée à partir non pas de la lectures de ses sources, mais plutôt de ses lectures - elle le dit elle-même - de l'histoire de l'Europe intellectuelle. Cela est très bien mais ce n'est qu'un modèle heuristique vérifiable en regard de l'histoire de l'Europe intellectuelle. Même si son type idéal était tiré de l'histoire intellectuelle de l'Amérique ou du Canada français, ce qui n'est pas le cas, il resterait sujet à confirmation par la formulation et la vérification des hypothèses qu'il suscite.

E. Delisle ne construit pas un type idéal à partir des sources où elle prend ses matériaux; elle utilise ceux de l'histoire de l'Europe intellectuelle. Par conséquent, elle ne formule pas des hypothèses basées sur le type idéal approprié. Oui, elle a des hypothèses. Sept en tout et les voici:

1. Lionel Groulx construit une idéologie révolutionnaire étatiste, nationaliste et anti-libérale.

2. Le référent juif et ses mots associés et dérivés, le référent canadien-français assimilé au traître, ainsi que ses mots associés et dérivés, sont les référents négatifs de l'acteur central du projet idéologique et constituent un adjuvant constant dans sa légitimation.

3. Les référents juif et traître sont des adjuvants permanents dans l'illégitimation des relations sociales, culturelles, économiques et politiques existantes.

4. Les référents juif et traître sont en opposition structurale à toute l'humanité. D'autres groupes sont en opposition au Canadien-français sans être illégitimes ailleurs.

5. L'Action nationale et les Jeune-Canada diffusent et reproduisent de manière élargie les deux composantes précédentes du discours nationaliste radical. Le Devoir reproduit surtout la composante d'illégitimation du référent juif.

6. Le rôle du référent juif dans cette idéologie révolutionnaire est homologue de celui que lui assignent les idéologies européennes nationalistes d'extrême droite de la période antérieure.

7. Le référent juif devient un non-dit dans le projet utopique futur (37).

Voilà donc les hypothèses. Quatre d'entre elles traitent de caractéristiques ou d'associations entre caractéristiques (nos 2, 3, 4 et 7); deux sont des conclusions spécifiques relatives à des segments de son matériel (nos 1 et 5); la septième (no 6) est relative à la similarité avec l'expérience européenne. La relation entre ces «hypothèses» et les «propositions» n'est pas claire même si ces dernières semblent être les résultats de son effort d'«interprétation» (38) alors que les premières sont les «hypothèses» à confirmer par une analyse de contenu.

Il est présumé que l'analyse de contenu utilisée pour vérifier les hypothèses permette de vérifier si les thèmes ou les mots clés associés aux hypothèses existent, dans quelle mesure, et associés à quoi dans les matériaux de source. E. Delisle ne suit pas cette voie. De son propre aveu, elle utilise plutôt l'analyse de contenu comme une technique exploratoire ou descriptive et non comme une technique de validation. Toutefois, elle brouille la distinction et tout en admettant que sa méthode est exploratoire et descriptive, elle va prétendre qu'elle vérifie ses hypothèses:

«Cette méthodologie [l'usage qu'elle fait de l'analyse de contenu] s'inscrit donc sur les axes exploratoires et descriptifs qui orientent notre recherche. Ainsi dans les études descriptives, cette technique va même jusqu'à rendre possible la vérification d'une hypothèse. Nous avons évidemment l'intention de vérifier nos hypothèses et la technique correspond à ce but (39).»

Une utilisation exploratoire ou descriptive du contenu d'analyse aurait été éminemment appropriée pour la construction d'un type idéal à partir duquel les hypothèses auraient pu être vérifiées dans une recherche subséquente ou par un autre chercheur. Le problème c'est que, en explorant ou en décrivant son matériel de base afin de construire un type idéal, la simple manifestation d'un thème ou d'un mot clé suffit à justifier l'insertion d'une caractéristique ou d'un thème dans le type idéal. Toutefois, quand on en arrive à la vérification après l'exploration, l'analyse de contenu est utilisée pour permettre d'évaluer jusqu'à quel point se fait sentir la présence de ce mot clé ou de ce thème. E. Delisle saute une marche entre la technique exploratoire ou descriptive et la technique vérificative. Résultat: la simple apparition d'un thème est en même temps sa vérification:

«Nous n'avons pas calculé systématiquement le nombre de fois où chacun des thèmes est apparu dans notre corpus. D'une part, chacun d'entre eux apparaît de nombreuses fois, ce qui, sans pousser plus loin l'opération quantitative, assurait notre recherche d'une certaine validité. Chaque thème est cité au moins une fois pour chacune des sources et la totalité des mentions ultérieures se trouve rapportée dans les notes en bas de page.»(40)

Par exemple, deux des thèmes «qui dérivent de l'Utopie (41)» sont «le surhomme» et «l'exclusion du Juif (42).» C'est probablement la vérification de la présence de ce dernier thème qui permet à E. Delisle, ensuite à Mordecai Richler (43) et subséquemment à des lecteurs sympathiques comme Behiels, de dire que les nationalistes en question proposaient la déportation et l'abolition des droits politiques pour les Juifs.


Les textes incriminants


Mais voici que cette «vérification» est basée sur les seules citations trouvées dans les écrits de Lionel Groulx qui furent publiés au cours d'une période longue de dix ans (entre 1929 et 1939) dans Le Devoir, un quotidien, dans L'Action nationale, un mensuel, ou réédités (dont un en fin de compte n'est pas de lui) ainsi que dans les comptes rendus de Jeune-Canada pour la même période. Voici les citations:

1. Ils [les Juifs] ont certes droit à la liberté religieuse et à tous les privilèges des aubains, [...] mais les peuples qui les reçoivent ne sont pas obligés de leur accorder une liberté absolue dans le domaine politique, surtout si une telle liberté met en péril leur propre indépendance civile ou économique. Ces derniers peuvent alors les considérer et les traiter comme des citoyens à part... Anatole Vanier dans L'Action nationale, septembre 1933, p. 19.

2. La Palestine et les régions avoisinantes peuvent encore recevoir de huit à dix millions de Juifs [...]. Le rapatriement volontaire des uns, l'incorporation obligatoire des autres, l'établissement d'un passeport juif imposé à tous ceux qui voudront habiter des pays extérieurs où ils resteront au vrai des étrangers, de quelque origine que ce soit... Georges Pelletier, Le Devoir, éditorial du 17 avril 1937.

3. On suggère à Toronto de déporter trois jeunes juifs [sic]. Le Grincheux, Le Devoir, 4 septembre 1936.

4. Vladimir Jabotansky, chef sioniste, veut placer 7 millions de juifs en Palestine. S'il en manque, Baptiste est prêt à lui céder tous les siens. Le Grincheux, Le Devoir, 8 février 1938.

Quatre citations de deux de ses sources: aucune citation de Lionel Groulx ou de Jeune-Canada. On ne peut s'empêcher de supputer les chances de trouver quatre citations semblables dans les dix ans de parution du Globe et du Canadian Forum entre 1929 et 1939, surtout à la lumière des incidents comme les émeutes de Christie Pits telles que décrites par Cyril Levitt et William Shaffir dans Jews in Canada (44). Quant à l'accusation voulant que Groulx ait songé à créer une race de surhommes, l'unique citation offerte est celle-ci:

«À des jeunes hommes et à des jeunes filles épris d'un idéal absolu, ambitieux de pouvoir jusqu'à l'ultime développement de leur personnalité, il serait montré que leur naissance dans un milieu et dans la foi catholique leur vaut cet incomparable privilège d'avoir devant les yeux, pour idéal moral, l'infinie perfection du Christ, et pour terme de leur développement spirituel, cette élévation de la personnalité qui peut faire d'eux, s'ils le veulent, des surhommes et des dieux.» Lionel Groulx, Orientations, p. 113.

Sur cette unique citation de l'une des quatre «sources» est accrochée la charge que les nationalistes, comme les Nazis, en appelaient à une race de surhommes qui deviendraient des dieux. Esther Delisle oublie de tenir compte du contexte religieux où ces mots sont prononcés et, dans son livre, elle laisse tomber la citation.

Le fait que E. Delisle omet de faire référence à des citations qui contrediraient sa thèse indique qu'elle pratique aussi l'analyse de contenu d'une manière exploratoire - et non avec l'approche systématique propre à la vérification d'hypothèses -; il en est de même quand elle néglige de consulter directement certains des textes qu'elle appelle ses sources: par exemple la mise en garde de Laurendeau parue dans L'Action Nationale en 1937, dont nous reparlerons plus loin, ou encore cette citation de Groulx dont je pris connaissance alors que je vérifiais deux références antisémites: «L'antisémitisme, non seulement n'est pas une solution chrétienne; c'est une solution négative et niaise (45).»

Des erreurs concernant deux citations antisémites de Groulx utilisées dans la thèse démontrent que certaines sources n'ont pas été directement consultées. Comme le fait remarquer Richard Jones avec beaucoup de justesse, on ne trouve dans toute l'œuvre de Groulx que deux passages antisémites, tout deux dans L'Action Nationale (46) (Avril 1933: pp. 242-243 et Juin 1933: pp. 361-365), et que Groulx signa du pseudonyme «Jacques Brassier».

Et pourtant E. Delisle fait référence à quatre citations, celles d'avril et de juin mentionnées plus haut, ainsi qu'une de septembre et une autre (via André Bélanger) du mois de novembre (47). Après vérification il ressort qu'en fait la référence de septembre n'existe tout simplement pas; et de plus Bélanger a fait une erreur en ce qui concerne la référence de novembre. Finalement les deux citations en question ne sont qu'une (et le même «L'internationalisme juif comme un des plus dangereux agents de dissolution morale à travers le monde») et font partie du passage de juin 1933 (pp. 361-365) déjà metionné par Esther Delisle. En d'autres mots, les références de septembre (Delisle) et de novembre (Bélanger et Delisle) ont comme source finalement le texte de juin 1933; pis encore, il ne s'agit pas de mots de Groulx même, mais plutôt de mots prononcés à une assemblée de Jeune-Canada tels que rapportés par Groulx, qui, admettons-le, ne semble pas en désaccord avec le discours:

«À l'assemblée des Jeune-Canada, l'on a cité aussi le témoingnage d'un éminent évêque catholique d'Autriche qui, il y a quelques mois à peine, dénonçait l'internationalisme juif comme un des plus dangereux agents de dissolution morale et sociale à travers le monde (48).»

Le but de cette dernière mise au point est de démontrer que E. Delisle n'a manifestement pas vérifié elle-même les articles de septembre et de novembre de L'Action nationale auxquels elle fait référence, ce qui à nos yeux est une omission en soi. De plus, ce faisant - en utilisant des sources secondaires au lieu de consulter les sources originales - elle a effectivement «créé» deux références antisémites additionnelles attribuées à Lionel Groulx!

Bien plus, le défaut d'utilisation correcte du contenu d'analyse se traduit, dans l'ouvrage, par la confusion des différents types de discours: livres, éditoriaux, lettres aux journaux, opinions, comptes rendus de lectures, satires comme celles du Grincheux etc. Ce que l'auteure a fait, c'est d'utiliser une approche exploratoire pour fonder ses hypothèses. Pas étonnant, alors, que toutes ses hypothèses se vérifient (49)! Le fond de l'histoire, c'est que ses hypothèses sont ses conclusions, à l'exception des similarités avec le nazisme où ses conclusions deviennent ses hypothèses.

En fait, tout le chapitre sur la méthodologie aurait pu être écrit après la thèse. Certaines répétitions absolument identiques, la liste des hypothèses aux pages 106 et 137 par exemple, et l'énoncé de propositions, qui sont des conclusions avant même l'énoncé des hypothèses, ne sont pas de nature à dissiper ce doute.

Le mauvais usage de la méthode du type idéal et la mauvaise application de la technique du contenu d'analyse sont les deux premières faiblesses majeures de cette thèse. La troisième, tout aussi grave, c'est que l'auteure ne replace pas ses quatre sources documentaires (Groulx, Jeune-Canada, Le DevoirL'Action nationale) dans le contexte de l'époque.

E. Delisle néglige même explicitement la pertinence du contexte social d'où est sortie l'idéologie qu'elle prétend analyser. Elle se justifie en disant qu'elle étudie un délire et qu'un délire est, par définition, déconnecté de la réalité. Elle insiste tellement sur ce point qu'on en vient à conclure que la dame proteste trop... En d'autres termes, qu'elle tient tête à son jury de thèse, qui réclamait une mise en contexte. Son argument dans le livre:

«Le cadre théorique [de la thèse] a été développé à partir d'études classiques ou plus récentes du racisme et de l'antisémitisme qui soutiennent et confirment que les objets du racisme sont des constructions symboliques. Ils n'existent pas hors du délire fantasmatique qui les crée et les fait vivre. Décortiquer le contexte historique n'apporte rien à la compréhension du délire et ne fournit aucune clé pour le pénétrer (50).»

Dans la thèse: «Parce que le nationalisme d'extrême droite et l'antisémitisme précèdent la crise économique, il est impossible d'établir un lien de causalité entre cette idéologie et les graves soubresauts de l'économie (51).»

Pourtant, les arguments de E. Delisle trahissent cette affirmation. Les premiers chapitres sont, en fait, une revue du contexte dans lequel l'antisémitisme est apparu dans l'histoire de l'Europe et l'explication de la dynamique par laquelle il s'est imbriqué avec le nationalisme d'extrême droite. D'ailleurs, elle répète à satiété que la justification de son type idéal se fonde sur l'histoire de l'Europe intellectuelle. En plusieurs occasions, elle invoque même des auteurs européens sur la pertinence du contexte social (de l'Europe): «Selon Girardet, les mythes politiques connaissent un regain de diffusion en temps de crise sociale, nous l'avons déjà cité à ce sujet, mais plus spécifiquement lorsqu'un groupe réagit à une menace, et ce, "peu importe l'exacte mesure de la réalité de cette menace" (52)»; ou Boudon et Bourricaud: «Une croyance, un mythe, une "théorie" représentent toujours des interprétations développées ou, selon le cas, acceptées par les acteurs sociaux en fonction de leur situation telle qu'ils la perçoivent ou l'interprètent. Ces interprétations leur fournissent des guides efficaces pour l'action. En ce sens, on peut dire qu'elles sont "rationnelles" même si elles peuvent paraître à l'observateur pressé ou engagé comme "irrationnelles" (53).»

Il serait difficile de faire une référence plus directe à l'importance du contexte qu'avec: «en fonction de leur situation». Sans parler de l'avertissement à l'effet que seuls les observateurs pressés ou «engagés» voient du délire là où il y a rationalité pour l'acteur. Toutefois, quand on laisse l'Europe et que le type idéal est aéroporté vers le nouveau monde, les crises sociales et les perceptions engendrées par les circonstances matérielles (les situations) ne s'expliquent plus de la même façon. Par exemple, on ne soulève pas le fait que la relation idéologique entre l'antisémitisme et la droite radicale en Europe, où les élites politiques évoluaient dans des États-nations bien constitués, n'a peut-être pas la même signification dans un contexte où l'élite en question est celle d'une minorité ethnique. Une telle considération aurait peut-être suscité l'hypothèse qu'une élite nationale dénuée d'un réel pouvoir économique et politique tente de compenser ses frustrations par un excès de rhétorique.

E. Delisle n'aborde pas non plus la possibilité que les Juifs et les Canadiens-français du Québec, deux minorités ethniques concurrentes dans un ensemble dominé par une troisième, sont peut-être plus sujets à des rivalités interethniques, ce que Morton Weinfeld, lui, aborde quand il ouvre «The Jews of Quebec» avec l'avertissement suivant:

«The Jews are a small minority within Quebec; but the Québécois are an equally small minority within a predominantly English-speaking continent. To understand the situation of Jews in Quebec, it is thus important to recognize that we have here not a classic minority/majority relationship, but rather one between two groups, each of which is deeply marked by minority traits. Both groups have parallel histories of minority struggle and perceived victimization, including a common exclusion by a dominant Anglo-Saxon group from key economic and social sectors in Quebec (54).»

Plus loin, il insinue l'inclusion possible du mécanisme classique de bouc émissaire:

«In many ways, the Jewish economic position in Quebec was that of a classic middleman minority, often occupying roles as small shopkeepers, traders, businessmen or professionals. Jews would often be visible to the francophone working-class person, and thus might inherit some of the rage felt against the dominant, yet inaccessible or invisible Anglo corporate elite (55).»

Ces deux considérations auxquelles Weinfeld attache de l'importance avaient été soulevées avant lui par des auteurs à qui E. Delisle a eu accès puisqu'ils figurent dans sa bibliographie.

Et il y a au moins deux autres facteurs contextuels socio-historiques pertinents qui sont ignorés ici:

- L'impact de la politique canadienne d'immigration sur la démographie canadienne-française et la perspective générée au Canada français par cette immigration, qu'elle soit juive ou autre.

- Le problème de l'école juive durant les années 20, alors que le Canada français y voyait une atteinte à son statut constitutionnel de peuple fondateur.

Toutes ces considérations contextuelles, sans parler des influences aggravantes de la crise sociale qui accompagna la dépression, sont jugées non pertinentes parce que l'antisémitisme et le nationalisme d'extrême droite au Québec durant les années 30 étaient un «délire». On excusera celui qui se demande, avec Boudon et Bourricaud, si E. Delisle n'est pas «un observateur pressé ou engagé». Quant à la nature possible de son «engagement», nous y reviendrons.

Le refus de E. Delisle de considérer le contexte pose un autre problème, celui de l'insertion sociale de ce qu'elle appelle ses «sources». Elle insiste pour dire que ses conclusions se limitent à ses sources, Groulx, Le DevoirL'Action nationale et Jeune-Canada; c'est très bien mais elle ne fera rien pour identifier le milieu d'où proviennent ses sources et ce qu'elles représentent. Elle les présente comme l'expression d'une vision partagée. Elle ne les compare jamais, par exemple au milieu fasciste avoué, celui d'Adrien Arcand et de Joseph Ménard, ni aux publications Le Patriote et Le Combat national. Si Groulx était un fasciste, pourquoi n'écrivait-il pas dans la presse fasciste?

Son défaut de situer socialement ses sources n'est pas seulement une erreur académique. C'est un acte irresponsable pour la simple raison que d'autres le feront dans leur propre intérêt. C'est exactement ce qu'a fait Ramsay Cook avec la complaisance de l'auteure. Dans la préface du livre il écrit:

«[...] anyone who knew Quebec realized that to include the leading nationalist historian, Abbé Lionel Groulx, the leading nationalist daily newspaper Le Devoir, the leading nationalist monthly L'Action nationale and the leading nationalist youth organization, Jeune Canada, meant that the study focused on mainstream nationalist ideology in the 1930's (56).»

Par conséquent, ses conclusions s'étendent au courant principal du nationalisme d'avant la guerre. Mais évidemment, E. Delisle qui, dans les propres mots de Cook, «était bien équipée pour faire une analyse détaillée de l'histoire du Québec (57)» durant la période en question, savait que ses sources provenaient du courant principal. Qui essaie-t-elle de tromper en disant qu'elle n'étudiait pas les nationalistes canadiens-français?

Au niveau plus terre à terre du contexte biographique et chronologique, la négligence de E. Delisle lui fait commettre des erreurs plus évidentes. L'une d'elles, flagrante et révélatrice, concerne André Laurendeau. En 1937, deux ans avant la fin de la période que couvre l'étude, Laurendeau décidait que l'antisémitisme des Canadiens-français avait été une erreur et qu'un correctif s'imposait. Il afficha ouvertement ses couleurs et conseilla à ses amis de faire de même. Le défaut de E. Delisle de mentionner cette rétractation alors qu'elle utilise abondamment ses allusions antisémites antérieures est tout simplement de la malhonnêteté intellectuelle.

Dans le livre: elle reconnaît indirectement son erreur lorsqu'elle inclut en frontispice deux citations postérieures à 1937 et dans lesquelles Laurendeau reconnaît son erreur. Toutefois, dans le corps du texte, en anglais comme en français, l'importance de ce fait est ignorée, sauf dans une note en bas de page. Encore une fois, on nous pardonnera de demander ce qui a fait défaut dans son analyse de contenu pour que les affirmations qui contredisent son hypothèse ne soient pas retenues. Ainsi, de Laurendeau qui écrivait dans L'Action nationale de janvier 1937: «[...] je tentai, en novembre dernier, de mettre ces milieux [nationalistes] en garde contre une complicité sourde et tenace en faveur de tout ce qui vient de la droite ou de l'extrême droite européenne (58)». Quant à Ramsay Cook, un mot compensatoire à l'endroit de Laurendeau, qu'il estimait suffisamment pour lui dédier son livre de 1969 sur le nationalisme canadien-français, aurait ajouté un élément d'équilibre dans sa préface de sycophante.

Une autre erreur flagrante, due au fait que l'auteure n'a pas pris la peine de consulter les archives de Groulx sur le sujet, consiste à dire que celui-ci a écrit sous le pseudonyme de Lambert Closse. Dans le livre, elle admet qu'elle ne peut le prouver mais elle procède comme si, attribuant à Groulx l'article de Lambert Closse dans le livre Réponse de la race. Jean-François Nadeau a identifié ce Lambert Closse comme étant un prêtre catholique, J.-Henri Guay, qui écrivit à Groulx, lui demandant la permission de lui dédier le livre. Groulx dédaigna de répondre mais Guay lui dédia le livre quand même (59). Les deux lettres de Guay à Groulx sont répertoriées sous «Lambert Closse» dans les archives de Groulx.

Signalons incidemment que E. Delisle ne parle pas de «Lambert Closse» dans sa thèse, seulement plus tard dans son livre. Toutefois, dans son livre, qui est censément sa thèse, elle fait grand état de cet article par l'auteur qu'elle surnomme «Lionel-Lambert Closse». Peut-être a-t-elle découvert Lambert Closse après la thèse car elle dit dans son livre: «J'ai en ma possession un livre intitulé La réponse de la race» (60). On trouve également dans son livre de la correspondance privée de Groulx - comme la fameuse lettre à Lamoureux - qui ne se trouve pas dans la thèse.

Pour ajouter à ces sérieux problèmes de contexte, il y a des erreurs qui sont strictement textuelles. Des étudiants en histoire en ont relevé plusieurs: par exemple la seule citation de Laurendeau datant d'après 1937 citée par l'auteur est extraite d'un livre qu'elle attribue à Laurendeau alors que celui-ci n'en faisait que la recension (61); de plus, elle refuse de tenir compte du contexte immédiat d'une phrase, sauf quand cela sert son propos. La possibilité de «devenir des surhommes ou des dieux», citation déjà mentionnée (62), en est un exemple: comme le souligne Jean-Claude Dupuis (63), cette phrase a été écrite en référence à l'idéal moral proposé par le Christ! Résumons-nous sur la valeur de la thèse de E. Delisle. Bien qu'elle ait présenté un survol très intéressant de l'histoire intellectuelle de l'antisémitisme en Europe et qu'elle ait également déterré des spécimens de la rhétorique antisémite dans ses abondantes «sources» elle n'a pas fait une démonstration académiquement satisfaisante de l'argument de sa thèse, argument qui peut être ou ne pas être vrai. À savoir qu'il y avait au Québec, dans les milieux proches de Groulx, notamment L'Action nationaleLe Devoir et Jeune-Canada, un délire antisémite véhiculé par un nationalisme d'extrême droite qui était fasciste au point de ressembler au Nazisme.

La dernière affirmation, «au point de ressembler au Nazisme» ne figurait pas parmi ses hypothèses mais c'est une de ses conclusions dans «Triste épilogue», le dernier chapitre de la thèse et du livre. Ce que nous savons pour certain, c'est-à-dire qu'une abondante rhétorique antisémite avait cours dans les cercles nationalistes canadiens-français avant la guerre, d'autres auteurs l'avaient déjà démontré, notamment Michael Oliver (The Social and Political Ideas of French Canadian Nationalists 1920-1945, 1956), Richard Jones (L'Idéologie de l'Action catholique, 1917-1939) et David Rome (Clouds in the Thirties: On antisemitism in Canada 1929 - 1939, 1987).


La distance entre le discours et la réalité


Dans le discours de E. Delisle et de M. Richler, il y a une question cruciale, fondamentale, qui n'est jamais abordée: la distinction entre le langage ou l'attitude antisémite d'une part, et le comportement antisémite d'autre part. Il y a sûrement une différence entre dire que vous êtes contre les Juifs et leur causer du tort ou des blessures. Bien sûr, les deux sont reliés et l'un ne va pas sans l'autre, mais il y a une différence. La plupart des auteurs qui ont écrit sur l'antisémitisme au Québec ont oublié d'aborder cette question. La plupart, mais non pas tous.

La question est particulièrement pertinente au Québec parce que, grosso modo, bien que le langage antisémite soit peut-être plus fréquent au Québec - c'est ce que laisse entendre l'article de Robert Brym et Rhonda Lenton, «The Distribution of Anti-Semitism in Canada in 1984» dans The Jews in Canada -, le comportement antisémite y est généralement moindre que dans le reste du Canada. Weinfeld est probablement le premier universitaire juif canadien à s'être penché sur ce dilemme. Après son commentaire sur l'antisémitisme au Québec avant la Deuxième guerre mondiale, il note:

«Apart from the occasional brawl or act of vandalism, Jews have not suffered from physical violence - no lives were lost because of anti-Semites in Quebec. The current situation in Quebec is even more paradoxical. Objectively, finding concrete evidence of anti-Semitic discrimination - acts directed against Jews leading to some loss or penalty - is like finding a needle in a haystack (64).» Mieux encore, selon Weinfeld, les Juifs qui demeurent au Québec n'ont pas l'impression qu'il y a beaucoup d'antisémitisme: «[...] survey data do not support a claim that Jews [living in Quebec] perceive substantial amounts of anti-Semitism in the province. For example, in 1978 only 11% claimed there was "a great deal" of anti-Semitism while 14% found none (65).»

Bien sûr, cela ne contredit d'aucune façon le fait que les attitudes et la rhétorique antisémites soient encore abondantes au Québec. Pas plus tard qu'en 1981, un représentant d'un parti politique fédéral reconnu venait m'offrir une copie du Protocole de Sion (66). Mordecai Richler tombe là-dessus et admet le paradoxe avec sa franchise caractéristique. Dans le post-scriptum de son livre (67), il raconte qu'il assistait à une conférence, à Montréal, où l'orateur était intrigué par le fait qu'en 1991, il y avait eu considérablement moins, presque six fois moins d'«incidents» antisémites au Québec (31) qu'en Ontario (171). Et M. Richler ajoute:

«Stephen Scheinberg [of B'nai Brith] has said that historically anti-semitic attitudes have been high in Quebec, yet this has never translated into widespread action. "Even in the thirties, there wasn't a great deal of anti-Semitic violence in Quebec," he said (68)».

Malgré sa franchise toutefois, il ne viendrait pas à l'idée de notre auteur inconséquent de s'interroger sur l'image du Québec que ses livres projettent. Pourtant Weinfeld, qui est familier à la fois avec les faits historiques au Québec et avec la littérature non juive sur cette question (même s'il ne la cite pas), sait très bien «qu'il n'y a pas de cas d'antisémitisme qui ait causé des blessures corporelles à un Juif (69)» et il est assez honnête intellectuellement pour poser la question qui s'impose. Devant les bonnes notes du Québec dans le dossier du comportement antisémite et devant la perception des individus juifs à l'effet que les Québécois ne sont pas antisémites, comment expliquer la perception de la communauté juive, en tant que communauté, à l'effet que le Québec est antisémite (70)? Il conclut que le milieu juif du Québec réagit à l'affirmation nationaliste du Québec et ceci l'amène à croire que le terme «antisémite» lui-même a probablement évolué au Canada:

One answer [to the paradox] may lie in the concept of a "new anti-Semitism" which has replaced the older, more blatant form historically experienced by Jews. One can define this new anti-Semitism (and one can debate the appropriateness of the term) as indifference or opposition to perceived Jewish issues or concerns, rather than opposition to Jews per se. Many Jews feel that with baltant anti-Semitism no longer fashionable (if not illegal), the major problems are acts with anti-Semitic consequences, regardless of whether the motivation are anti-Semitic (71).

Voilà une nuance intéressante sur l'histoire intellectuelle de l'antisémitisme au Québec qui semble avoir échappé à l'attention de E. Delisle dans sa recherche! Ce que Weinfeld laisse entendre, c'est que les Québécois peuvent être qualifiés d'antisémites même s'ils ne manifestent aucun comportement antisémite. Aux yeux de certains Juifs qui définissent actuellement l'antisémitisme, il suffit d'être neutre ou indifférent devant les intérêts des Juifs. En d'autres mots, dans un contexte socio-politique où des intérêts juifs sont en jeu, le fait de favoriser d'autres intérêts ou même d'être indifférent aux intérêts juifs serait suffisant pour identifier un antisémite. Vous êtes pour ou contre les intérêts des Juifs: vous ne pouvez être indifférent. Incidemment, cela signifie que tous ceux qui n'ont pas réagi en lisant chez Mason Wade les intentions meurtrières des Patriotes, ceux-là, «boorish», WASPs ou autres, sont antisémites. Si vous n'aviez pas été indifférent ou neutre devant le problème juif, vous auriez réagi, comme vraisemblablement M. Richler l'a fait. Si l'on introduit cette «nouvelle» définition de l'antisémitisme dans le contexte québécois, il est possible que l'on soulève des conflits d'intérêts: les Québécois francophones deviendront des antisémites pour les Juifs et les Juifs deviendront des anti-Québécois pour les Québécois francophones. Dans l'éventualité où les intérêts des Juifs et des Canadiens-français n'étaient pas complémentaires mais plutôt compétitifs, le fait même de favoriser les Canadiens-français serait-il identifié comme un geste antisémite?

Et en effet, il y a trois bonnes raisons, l'une matérielle, l'autre idéologique et la troisième constitutionnelle pour affirmer précisément que: vraiment, les intérêts des Juifs et ceux des Canadiens-français ont été en conflit au Québec. Historiquement, le conflit matériel prenait naissance dans le petit commerce à Montréal dans la première moitié du dix-neuvième siècle (72). Dans la ville de Montréal, les Canadiens-français et les Juifs étaient pour ainsi dire deux communautés d'immigrants. La ville se développait rapidement; la classe dominante, Écossais et Anglais, avait atteint un statut social et une position économique qui ne leur laissaient aucun intérêt pour le petit commerce et l'industrie à faible marge de profit comme le textile. Weinfeld le remarque dans Jews in Quebec, les Juifs ont occupé ce vide, suscitant l'envie des Canadiens-français qui voulaient faire de même. Un demi- siècle plus tard, le même conflit ethnique et économique subsiste, mais dans une économie montréalaise plus évoluée, en termes de carrières professionnelles dans les secteurs privés et publics. Après avoir atteint en une génération les hauts niveaux de la classe moyenne, les Juifs de Montréal sont susceptibles de frustration en voyant que les carrières professionnelles et académiques qu'ils auraient pu envisager sont le monopole des Québécois francophones.

Le conflit idéologique entre les deux communautés est une confrontation inévitable dans le contexte canadien étant donné leur héritage historique européen. Les Canadiens-français étaient catholiques et, comme à certaines périodes de l'histoire polonaise, l'Église est devenue dépositaire de la nation: un État pour une société sans État (plus particulièrement entre 1850 et 1950, le siècle de l'immigration juive). Évidemment, les Juifs tiennent l'Église catholique pour responsable de la vague antisémite en Europe au dix-neuvième siècle et responsable de l'avoir encouragée en début de vingtième siècle. Effectivement, les églises du Québec, ou du moins certains milieux influents de l'Église, véhiculaient une rhétorique antisémite européenne, comme l'a démontré David Rome. Et c'est un fait que les Juifs du Québec considéraient l'Église catholique comme un adversaire.

La concurrence constitutionnelle est maintenant plus diluée mais durant les années 20 de ce siècle-ci, elle était très aiguë à cause de la question des écoles juives. La communauté juive montréalaise voulait, pour des raisons bien admissibles (les Juifs ne pouvaient devenir commissaires d'école), obtenir son propre système scolaire, semblable à ceux des catholiques et des protestants. L'élite canadienne-française considérait cette demande comme une usurpation de son statut de peuple fondateur dans la Confédération canadienne. Elle croyait que l'extension de ce privilège aux Juifs allait diluer sa propre importance dans la Confédération.

Compte tenu de la concurrence des intérêts matériels, idéologiques et constitutionnels, il n'est pas surprenant que les Canadiens-français du Québec aient été, au mieux, indifférents face aux intérêts des Juifs et que les Juifs aient été neutres ou indifférents face aux intérêts des Canadiens français. À cause des intérêts concurrentiels, les Québécois francophones étaient inévitablement considérés comme antisémites par d'aucuns, selon la «nouvelle» définition; du même coup, les Juifs du Québec étaient présumés s'adonner à l'«antiquébécisme» par certains Québécois. Il y a néanmoins une tradition d'intellectuels juifs québécois qui sympathisent avec la cause du Québec.


La culture politique néo-libérale


L'apparition sur la scène intellectuelle canadienne d'une culture politique néo-libérale qui vient relativiser les intérêts ethniques ou nationaux et rendre caducs les particularismes culturels s'est avérée une arme efficace pour l'expression de cet anti-québécisme par quelques éléments juifs canadiens contemporains. Par exemple, la doctrine de l'égalité des provinces, une position intellectuellement séduisante mais qui constitue une doctrine révisionniste en termes de culture politique canadienne, a rapidement été adoptée par certains Canadiens adeptes du néo-libéralisme. La condamnation du nationalisme est un autre principe du néo-libéralisme: le nationalisme impose injustement des droits collectifs au détriment des droits individuels. De fait, plusieurs éminents intellectuels juifs canadiens, (on pense à Bercusson(73) et Richler), se réclament de leur idéologie néo-libérale pour qualifier le Québec contemporain de société non libérale. D'autres adeptes canadiens endossent rapidement ces opinions quand ils ne les partageaient pas déjà.

Pour ce qui est du discours Delisle-Richler, deux exemples frappants de cette complicité néo-libérale anti-québéciste se retrouvent dans la recension de Oh Canada! Oh Québec! par Biehels dans la Litterary Review of Canada (LRC) et dans la préface de Ramsay Cook pour The Traitor and the Jew.

Voyons d'abord la préface de Ramsay Cook. Il commence pas une citation de E. Delisle elle-même: «Qu'est-ce qu'une nation? C'est une idée abstraite. Pour moi il y a des groupements humains changeants, en transformation constante mais dont les nationalistes veulent congeler les caractéristiques (74).» Il raconte ensuite la saga de la thèse en plaignant E. Delisle: «elle a été confrontée avec un nombre inhabituel d'erreurs bureaucratiques» et par son insistance, «son droit à une soutenance a finalement été reconnu en septembre 1992». Pour ce qui est de la thèse elle-même, il entreprend de contrer les critiques de la presse francophone. Le livre de E. Delisle «est un exposé très bien documenté de l'idéologie antisémite et anti-libérale des nationalistes canadiens-français de droite» et l'auteure est «bien équipée pour faire une analyse détaillée de l'histoire du Québec durant [cette] période». Il relève «la rigueur de son analyse» et affirme qu'«elle a identifié l'antisémitisme dans son contexte».

Mais le sommet de son apologie, c'est que E. Delisle a soulevé «des questions fondamentales sur l'utilité du passé, sur la nature essentielle du discours nationaliste moderne au Québec». Il termine en liant son nom à celui de E. Delisle dans la désapprobation du nationalisme avec la citation suivante: «Pour les nationalistes de partout, l'oubli du passé est au moins aussi important que le souvenir. Le scandale du livre de E. Delisle c'est son insistance sur l'évocation de toutes les choses du passé.»

Tout cela est un peu surprenant de la part d'un historien qui a dédié son anthologie de 1969, French-Canadian Nationalism, à André Laurendeau, un des antisémites abondamment cités par E. Delisle; deux textes de Lionel Groulx, le quasi-fascite, sont reproduits dans le livre. Il fut un temps, il y a quelque vingt ans, où Cook semblait avoir une opinion plutôt différente de la légitimité du nationalisme canadien-français: il y voyait «l'expression d'une quête pour la survie (75)». Toutefois, c'était avant l'époque de la révolution néo-libérale, alors qu'il était important d'offrir, d'après Cook, «une occasion de comprendre la complexité des jugements et des émotions des Canadiens-français quand ils discutaient de la question centrale de toute leur histoire: la survivance (76)».

Non, si nous sommes de vrais libéraux, le temps est venu de décrier le nationalisme au Québec et un exemple révélateur est le discours de Michael Behiels à l'occasion d'une recension du livre de Mordecai Richler et de deux autres livres (Anglophobie: Made in Quebec, de William Johnson, et Jews and French-Canadians: Two hundred Years of Shared History, de Jacques Langlais et David Rome). Dans la supposée recension de ces trois livres, Behiels déroule les dénonciations néo-libérales du nationalisme québécois contemporain. Apparemment, l'indépendance est l'unique but de tous les nationalistes: «La fin des années 60 a marqué le premier round de leur combat psychologique, idéologique et politique pour l'indépendance du Québec (77)», et les indépendantistes sont motivés par un «rêve de paradis retrouvé». Les livres avec lesquels Behiels est en désaccord, comme celui de Pierre Fournier, A Meech Lake Accord Post-Mortem, sont des «pamphlets polémiques et d'un racisme farineux».

Ceux qui s'interrogent sur l'à-propos de la Constitution de 1982 sont les dupes de «mythes nationalistes utilisés par Mulroney et Bourassa pour se justifier de virer la Constitution canadienne sens dessus dessous». La réponse de Mme Bissonnette (alors éditrice du Devoir) à M. Richler était «une longue diatribe vitriolique et venimeuse» aussi bien qu'une réaction «viscérale et vicieuse». Il en va de même avec «la classe politique et l'intelligentsia francophone». Le gouvernement libéral de Trudeau, en 1980, «a aidé les Québécois à l'esprit libéral et tolérant à renverser l'ultra-nationaliste Parti Québécois» lors du référendum. Ensuite, Trudeau a «modernisé et "canadianisé" la Constitution». Le parti pris pour la révision constitutionnelle de 1982 est sans retenue:

«La grande majorité des Canadiens, y compris des Québécois, étaient en faveur de l'acte constitutionnel de 1982, et particulièrement de la Charte qui avait entraîné à l'action une variété de groupes aux intérêts particuliers qui cherchaient depuis longtemps une plus grande reconnaissance dans la société canadienne [...]. Un nouveau contrat social plus démocratique, plus compréhensif venait d'être réalisé.» Meech, évidemment, était basé sur des mensonges, seize, selon William Johnson, perpétués, avec le mythe des «maudits anglais», par «la classe politique québécoise qui "cherchait la gloire" avec l'aide et l'encouragement de médias francophones sans scrupules pour justifier la distorsion des faits, la propagande et les menaces politiques immédiates». L'élite francophone du Québec démontre «une mentalité ultra-conservatrice, idéaliste, obscurantiste, une mentalité d'état de siège». Tout cela du cru de Behiels, dans une recension où il devait parler des oeuvres des autres.

Le livre de M. Richler est louangé parce qu'il démontre «l'enfantillage, la stupidité et la courte vue des lois linguistiques québécoises et leur application "à la gestapo" par de minables bureaucrates». Sa «douloureuse lamentation sur la fin d'une société montréalaise libérale, tolérante et authentiquement pluraliste» se faisait attendre depuis longtemps. Son «intervention dans le débat constitutionnel était grandement bienvenue partout au Canada» et les Juifs de Montréal «avaient finalement trouvé une voix puissante, instantanément reconnaissable» pour leur cause «qui serait entendue à travers la province, la nation et jusqu'aux États-Unis». On pardonnera à un lecteur moins convaincu de se demander comment concilier l'antisémitisme raciste et virulent du Québec d'avant-guerre et une population qui «demeure encore la plus antisémite de tout le Canada» avec la société montréalaise libérale, tolérante et authentiquement pluraliste de la jeunesse de M. Richler.

David Rome et Jacques Langlais ont beaucoup moins de chance avec Behiels car ils ont prétendu que le mouvement patriote était «libéral et tolérant envers les Juifs». David Rome, incidemment, comme Fernand Ouellet avant lui, et contrairement à M. Richler, avait pris la précaution de présenter les preuves de l'antisémitisme des Patriotes pour ce qu'elles sont, du ouï-dire. La mise en contexte par Rome et Langlais de l'antisémitisme d'avant-guerre, Behiels la rejette comme du révisionnisme, un révisionnisme qui adoucit et perpétue les visées de la classe politique nationaliste. L'interprétation révisionniste dont Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, auteurs de L'Histoire du Québec contemporain, sont les principaux architectes, permet aux nationalistes de garder leurs distances «avec les aspects plus sombres des événements culturels et religieux qui ont si dramatiquement influencé la société québécoise». Mais le chevalier de la rue Saint-Urbain vient à la rescousse: M. Richler «déchiquette les arguments malhonnêtes, fallacieux, hypocrites et trompeurs du Parti Québécois».

Le répertoire d'invectives de Behiels et son style engagé révèlent l'état de mobilisation idéologique des néo-libéraux comme lui. Michael Bliss, par exemple, a malicieusement admonesté le porte-parole d'un groupe d'intellectuels canadiens-anglais qui se dissociaient de M. Richler: «Essayez-vous de donner publiquement une leçon de responsabilité à Mordecai Richler?» Et Bliss n'avait pas encore lu le livre (78)! Au bout du compte, parce que des commentateurs comme Behiels, Bercusson et Bliss mettent leur idéologie néo-libérale au service du nationalisme pan-canadien qu'ils viennent de découvrir, dans cette guerre entre nationalistes, les non sympathisants deviennent des traîtres, ce qu'ils sont sous la plume de Behiels dans LRC. Il espère même que Richler sera d'accord avec lui: «Le fait [pour le Premier ministre Bourassa] de mettre tout le pays et le mode de vie de ses citoyens en danger de façon aussi cavalière, à son propre et unique avantage, serait considéré comme une trahison dans certaines parties du monde. Pour le moment, M. Richler ne va pas jusque-là mais, à mesure que la crise prendra de l'ampleur dans les prochains mois, lui et un tas d'autres observateurs de notre cirque politique malsain en arriveront peut-être à cette conclusion.»


Le discours sur l'antisémitisme au Québec


Établissons maintenant ce que nous croyons être quatre paramètres du discours sur l'antisémitisme au Québec. Le premier concerne les écrits fouillés sur les Juifs au Canada; le second porte sur la nature de l'antisémitisme au Québec; le troisième touche ce qui est apparemment la définition usuelle de l'antisémitisme et le quatrième aborde la relation entre le discours sur l'antisémitisme au Québec et l'actuelle orthodoxie néo-libérale.

Les études sur les Juifs au Canada, surtout celles qui s'apparentent aux sciences sociales (histoire, sciences politiques, sociologie, etc.), ont pour caractéristique d'avoir presque toutes été faites par des individus qui s'identifient comme Juifs. E. Delisle est une exception notoire. Le sujet en est venu à être un monopole des Juifs tout comme est ignoré ce qui est écrit par des non-Juifs. Que les études sur l'expérience juive au Canada soient faites par des Juifs peut, à première vue, paraître naturel mais ce n'est pas tout à fait évident. Au contraire, si on prend le cas des Canadiens-français, beaucoup d'études ont été produites par des non-Canadiens-français; qu'on pense à Francis Parkman, Raoul Blanchard, André Siegfried, Horace Miner, Everett Hughes et Mason Wade.

Pourtant, si on prend, par exemple, l'anthologie The Jews in Canada, laquelle contient l'article de Weinfeld que nous avons cité abondamment, vingt-trois des vingt-quatre articles sont signés par des auteurs qui s'identifient comme Juifs. Bien plus, les ouvrages produits par des non-Juifs sur des sujets pertinents ne sont même pas cités. L'exemple le plus évident, et pertinent dans cette discussion, est le corpus très documenté de Pierre Anctil (79), un des membres du jury de thèse de Esther Delisle. Les éditeurs, Brym, Shaffir et Weinfeld ont réussi à rassembler vingt-quatre articles et cinq documents d'introduction sur les Juifs au Canada sans jamais citer Anctil. Un autre exemple est le livre de Gwethalyn Graham, Earth and High Heaven qui, bien que ce soit un roman, est une superbe description de l'antisémitisme WASP dans le Montréal d'avant-guerre. Ce roman, publié en 1944, a valu à son auteur le prix du Gouverneur général mais il a été complètement oublié, du moins par les écrivains et les commentateurs juifs. M. Richler, un littéraire, n'en parle pas. L'exclusivisme des intellectuels juifs quand ils écrivent sur le problème juif au Canada est regrettable et, à la longue, déplorable car des observateurs plus critiques et plus impartiaux ont beaucoup à offrir. Le fait que le même état de choses prévaut dans tout l'Occident n'enlève rien à la pertinence de cette observation.

Le second paramètre, c'est que l'affirmation si souvent et inconsidérément charriée - Weinfeld fait exception - à l'effet que le Québec est plus antisémite que le reste du Canada et particulièrement l'Ontario, est basée sur les attitudes et la rhétorique plutôt que sur le comportement et ce, malgré les données en provenance de sources juives! Pourquoi les universitaires et les commentateurs ne confrontent-ils pas leurs discours sur l'antisémitisme avec la réalité du comportement? Cela est intrigant. E. Delisle et M. Richler sont particulièrement marquants à cet égard: ils négligent la distinction entre le langage et les attitudes d'une part, et le comportement d'autre part.

Le troisième paramètre est qu'il y a maintenant au Canada une tendance selon laquelle l'antisémitisme est défini de telle façon, comme l'explique Weinfeld, qu'un non-Juif est antisémite s'il ne s'identifie pas aux intérêts des Juifs. Cette définition est de nature à décourager les non-Juifs d'écrire sur la question juive au Canada ou de s'impliquer dans des projets académiques qui concernent les Juifs. L'incapacité de la faculté des Sciences sociales de Laval de régler les problèmes académiques et méthodologiques de la thèse d'E. Delisle avant qu'elle ne soit présentée à l'École des gradués est une illustration de cette réticence.

Par exemple, il serait extrêmement risqué pour moi d'écrire que les Juifs du Québec sont «clannish», «cliquish», très à l'aise, «nouveaux riches» et plus intéressés à ce qui se passe en Israël qu'au Canada; toutefois, ce sont là des expressions utilisées par Morton Weinfeld dans «The Jews of Quebec».

De telles perceptions, qui s'avèrent des observations documentées, deviennent de l'antisémitisme dans la bouche des auteurs étudiés par E. Delisle. Mais il n'est pas question d'antisémitisme dans le cas de Weinfeld parce qu'il s'est clairement identifié aux intérêts juifs. En 1981, dans la préface de The Canadian Jewish Mosaic, lui et ses collègues William Shaffir et Irwin Coutler proclamaient à l'unisson:

«Nous avons tous les trois eu la bonne fortune d'être épargnés par les ambiguïtés d'un double héritage judéo-canadien qui a ennuyé certains de nos contemporains. Chacun de nous a reçu une éducation essentiellement juive; chacun est bien au fait de l'histoire et des traditions juives; chacun parle couramment l'hébreu. Plus important encore, chacun de nous a intégré sa vie d'adulte dans la communauté juive, y participant publiquement et privément (80).»

Pour revenir plus spécifiquement au sujet qui nous occupe, la controverse sur la thèse de E. Delisle, cette nouvelle manière de définir l'antisémitisme a certainement eu son poids. Quand les membres non juifs du jury de thèse ont réclamé des corrections majeures, lesquelles étaient totalement justifiées au plan académique, on leur a reproché de s'opposer à la thèse pour des raisons idéologiques. Si les corrections exigées par le jury avaient été faites, la thèse de E. Delisle aurait constitué une contribution considérable à la littérature académique sur l'expérience juive au Canada et sur le nationalisme canadien-français. Et l'auteure avait six mois pour les faire. Pourtant, elle et son directeur de thèse purent s'en tirer sans faire de changements et cela parce que l'université Laval s'est permis d'être sujette à des pressions idéologiques et qu'elle s'est rendue à ces pressions de crainte de passer pour antisémite. C'est regrettable, non seulement à cause de la thèse, mais aussi parce qu'un penseur canadien-français jugé suffisamment important pour que ses arguments nationalistes soient présentés «intégralement (81)» en 1969 dans le French-Canadian Nationalism de Ramsay Cook, est maintenant présenté à tout le monde anglophone - via M. Richler - comme rien d'autre qu'un antisémite, et cela de par l'autorité, non négligeable, d'un livre basé sur une thèse de doctorat de l'université Laval concernant l'antisémitisme de Groulx, aucun doute n'est possible: certains de ses textes renferment des remarques négatives sur les Juifs (d'autres, par contre, louent les Juifs) et sa correspondance comprend la lettre à Lamoureux. Toutefois, dans toutes les œuvres de Groulx publiées entre 1929 et 1939 - période couverte par la thèse de E. Delisle - il n'existe, en fait, que deux textes «antisémites», tous deux publiés dans L'Action Nationale en 1933. Notre quatrième paramètre au sujet du discours contemporain sur l'antisémitisme au Québec c'est que ce discours est un corollaire de l'orthodoxie néo-libérale au Canada. Cette orthodoxie, qui trouve sa plus virulente expression avec Bercusson, Behiels et Bliss, a pour un de ses principes que tous les nationalismes sont anti-libéraux y compris, bien sûr, le nationalisme canadien-français. Delisle, Richler, Weinfeld et maintenant Ramsay Cook souscrivent à cela. Tout ce que l'État peut et devrait demander à l'individu, c'est l'obéissance à ses lois, l'acceptation de ses obligations et de ses devoirs légaux (82), le respect du Code criminel étant la définition minimale de ce que l'État peut légitimement demander à ses membres (83). Tout le reste - même motivé par la recherche du bien commun ou de l'intérêt public, est injustifié et permet de constater que l'on est confronté à un État a-libéral. Assez curieusement, les néo-libéraux canadiens sont souvent plus indulgents lorsqu'il s'agit des exigences du développement de l'État-nation pan-canadien qui figurent dans les rêves nationalistes de certains d'entre eux.


Un problème de loyauté


Quelle est la portée de tout ceci pour l'avenir du Canada, un avenir qui, aussi, inquiète visiblement Richler, Bercusson, Behiels, Bliss et Cook? Je ne suis pas certain de l'ensemble des retombées mais je suis certain d'une chose, c'est qu'il y a un problème de loyauté: loyauté envers le projet politique canadien. Et, n'en déplaise à Morton Weinfeld, les démocraties libérales ne peuvent pas fonctionner sans une certaine dose de loyauté. Qu'on me permette d'expliquer mon point de vue à partir des sujets et des événements que nous avons passés en revue.

En acquiesçant à un travail académique qui, sans fondement suffisant, qualifie les principaux courants du nationalisme canadien-français d'antisémitisme virulent et quasi-fasciste au point de ressembler à du Nazisme, l'université Laval est coupable de déloyauté envers la communauté qui l'a fait naître, le Canada français. Coupable de déloyauté également envers le Canada dont la culture politique est en pleine érosion sous la pression d'une orthodoxie néo-libérale qui saborde la légitimité de notre histoire commune, la seule que nous ayons et sans laquelle il n'y aurait pas de Canada ou de Québec francophone aujourd'hui. Le délire de E. Delisle, qui se répercute dans les écrits de M. Richler, a cristallisé au Canada anglais et à l'étranger la perception d'une société québécoise à tendance fasciste. Une telle perception facilite l'instauration d'une culture politique néo-libérale au Canada anglais, dans laquelle notre histoire est jetée par-dessus bord parce qu'elle était particulariste, conservatrice et non américaine.

Après avoir dit tout ça, et bien conscient que, selon l'acception contemporaine de l'antisémitisme, je ne peux faire autrement que passer pour un antisémite, on me permettra d'ajouter quelques mots pour ma défense. Ma défense, c'est que je parle au nom d'un Canada qui était suffisamment civilisé et décent (aujourd'hui, on dit tolérant et libéral) pour permettre à plusieurs Juifs d'y trouver refuge, d'y prospérer et de rester Juifs, à preuve la confession de Weinfeld, Shaffir et Coutler. Tout ce que je demande, c'est que mes semblables ne soient pas accusés d'antisémitisme parce que nous insistons pour prendre la parole, si nécessaire, afin de défendre la mémoire de ceux qui, en premier lieu, ont rendu ce pays possible, ces gens de traditions culturelles anglaise et française au Canada. L'essai de Groulx, «Why Are We Divided» dans French Canadian Nationalism est, je crois, un exemple approprié démontrant que ces deux traditions sont au cœur de notre continuité. M. Richler, avant d'écrire son Requiem for a Divided Country, aurait eu avantage à le lire. Parce que ces deux traditions culturelles sont au centre de l'origine et de la survie de mon pays, je ne puis laisser passer ce qui est anti-québéciste ni ce qui est un désaveu mesquin et farfelu de l'héritage culturel britannique au Canada. Moi aussi je tiens à la remémoration de toutes les choses passées, «The Remembrance of All Things Past», et c'est pourquoi jeune homme, en 1962, j'ai visité Auschwitz, avant d'avoir entrepris de trouver les tombes de Samuel Lount et du capitaine Mathews, mes héros "Patriotes". »

Notes

1) Une étude sur le mouvement fasciste au Canada avant la guerre de 1939, qui fait autorité, publiée à Toronto en 1975. La critique du livre de Mme Delisle a paru dans le Globe and Mail du 3 juillet 1993.
2) 23 novembre 1993, p. A 13.
3) Octobre 1993.
4) Le 15 décembre 1991.
5) Ibid. Sous-titre non signé.
6) «See That Book of Esther's», Saturday Night, octobre 1993.
7) La Presse, 10 décembre 1991.
8) À Laval, environ 200 thèses de doctorat sont présentées chaque année; de 10 à 20 sont retournées à leurs auteurs pour corrections majeures et une ou deux sont carrément refusées. Communication de M. Dinh N. Nguyen, actuel directeur de ce qui est maintenant la faculté des Études supérieures.
9) Communication du Dr Lucien Huot, «protecteur» à l'époque.
10) À l'université Concordia, le 21 janvier 1993.
11) Il avait depuis passé à l'emploi du ministère de l'Éducation.
12) «The Richler Affair and Others», Vol. 1, no 6, Juin 1992.
13) The Gazette, 28 septembre 1991, p. A 10.
14) Mordecai Richler, Oh Canada! Oh Ouébec!, p. 81.
15) Ibid., p. 89.
16) Ibid., p. 245.
17) Ibid., p. 86.
18) Ibid., p. 207.
19) Ibid., p. 243.
20) Ibid., p. 159.
21) Ibid., p. 10.
22) Id., Ibid.
23) Une loi déclarant que «les personnes qui professent la religion juive bénéficient de tous les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté dans cette province» reçut la sanction royale le 5 juin 1832. L'Angleterre fit de même en 1859.
24) Ibid., p. 88.
25) Édition révisée, 1968, Macmillan Paperback, Toronto. La première édition était de 1955.
26) Je dois à Mme Josée Legault, politicologue, d'avoir retrouvé cette référence présumée.
27) Rome, 1983. (Citation incomplète NdT)
28) Richler, 1993, p.100. WASP: acronyme pour White AngloSaxon Protestant. Wasp signifie également «guêpe».
29) Comptes rendus de la Société royale du Canada, 1926, vol. III, 20, 1, pp. 17-34.
30) Déposition no 963, Fonds du ministère de la Justice, cote E17, Série événements1837-1838, Archives nationales du Québec.
31) Voir Elinor K., Senior, Redcoats and Patriots. The Rebellion in Lower Canada 1837-1838, Musée canadien de la Guerre, 1985, p. 164.
32) Nos 966, 970, 972 et 975.
33) No 975.
34) Senior, op. cit, p. 155.
35) Il est admis qu'il y avait apparemment des rumeurs de liquider Benjamin Hart qui avait agi comme magistrat lors des arrestations de 1837 (Senior, op. cit., p. 199); toutefois, il y avait de pareilles intentions à l'endroit d'autres magistrats dont l'un, un Canadien-français nommé Louis-Gabriel Marchand, fut exécuté par les Patriotes. Richardson dans son Eight Years in Canada (1847), parle de la rumeur selon laquelle, lors de son arrestation à Trois-Rivières, McDonell aurait eu sur lui des ordres d'exécuter des Juifs.
36) Delisle 1992 (b), avant-propos.
37) Delisle 1992 (a), p. 137.
38) Ibid., p. 123.
39) Ibid., p. 141.
40) Ibid., p. 154.
41) Ibid., p. 152.
42) Loc. cit. 43) Richler 1992, p. 245.
44) Brym et al. 1993, pp. 77-96.
45) Groulx, Brassier, L'Action Nationale, avril 1993, p. 242.
46) Richard Jones, Bulletin historique, Université d'Ottawa, Vol. 2, No 3, hiver 1994.
47) Delisle, 1992, (a) pp. 72 et 389.
48) Groulx, Brassier, op. cit., p. 365.
49) Delisle 1992 (a), p. 410.
50) Delisle 1992 (b), p. 33.
51) Delisle, 1992 (a), p. 126.
52) Delisle 1992 (a), p. 134.
53) Delisle 1992 (a), p. 134.
54) Weinfeld 1993, p. 173.
55) Ibid., p. 185.
56) Delisle 1993, p. 12.
57) Ibid., p. 11.
58) Je dois cette citation à Jean-François Nadeau, «Esther Delisle et l'abbé Lionel Groulx: une recherche incomplète et partiale», La Presse, 3 juin 1993.
59) La Presse, 3 et 19 juin 1993. Réplique de Mme Delisle les 12 juin et 12 juillet 1993. 60) Delisle 1992 (b), p. 41. 61) Jean-François Nadeau, op. cit.
62) Voir ci-dessus.
63) Le Devoir, 16 juillet 1993.64) Weinfeld dans Brym et al ., 1993, p. 186.
65) Ibid.
66) Caldwell, «L'Antisémitisme au Québec», dans (Anctil et Caldwell), Juifs et réalités juives au Ouébec, IQRC, Québec, 1984, p. 305.
67) Richler 1992, p. 255.
68) Loc. cit.
69) Caldwell , op. cit., p. 312.
70) Weinfeld, op. cit., p. 187.
71) Ibid., p. 187. Les guillemets sont de l'auteur.
72) Everett Hughes dans son French Canada in Transition, consacre un chapitre peu connu, «Quebec Seeks a Villain» à cette concurrence et à ses conséquences.
73) Auteur de Deconfederation: Canada without Quebec.
74) Delisle 1993, p. 11. Cook ne dit pas où Mme Delisle a fait cette déclaration pour la première fois. Elle n'est pas dans la thèse.
75) Cook 1969, p. 14.
76) Ibid.
77) Michael Behiels, «The problems of Living Together in Québec», LRC, Vol. 1, no 6, juin 1992, pp. 13-16.
78) Pat Smart, «Daring to disagree with Mordecai», dans The Canadian Forum, mai 1992.
79) Le Devoir, «Les Juifs et l'immigration: de Bourassa à Laurendeau»
80) Weinfeld et al., 1981, p. 3.
81) Cook, 1971, p. 14.
82) Weinfeld, 1933, p. 181.
83) Weinfeld, «Indicators of Integration», conférence, université de Montréal, session d'ouverture, 28 février 1994.


Bibliographie

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Lionel Groulx devant le tribunal de l'histoire

PIERRE TRÉPANIER
http://agora.qc.ca/documents/Lionel_Groulx--Lionel_Groulx_devant_le_tribunal_de_lhistoire_par_Pierre_Trepanier
L’une des règles d’or de la justice veut que les chefs d’accusation soient clairs et précis.

Qu’est-il reproché à Lionel Groulx ? D’être un extrémiste de droite. — De droite ? Groulx n’était ni communiste, ni socialiste. En ce sens, il était de droite.

Il l’était aussi dans la mesure où il était traditionaliste et récusait les excès des Lumières, de la Révolution française et du libéralisme philosophique.

L’excès des excès, l’extrémisme des Lumières en quelque sorte, à ses yeux, était la prétention de l’homme à n’accepter d’autre mesure de toute chose que lui-même, d’autre loi que la sienne ; à se soustraire à la Transcendance. Cette méfiance à l’égard du principe d’autonomie à la base de la modernité fait de Lionel Groulx un antimoderne.

L’idolâtrie de l’homme par l’homme, source de démesure, a entraîné le XXe siècle dans des aventures de fer, de feu et de sang. En 1953, après avoir condamné l’enfer du communisme stalinien, Groulx ajoutait dans une allusion transparente à Hitler et à Mussolini : « D’autres chefs de peuple que nous n’avons pas oubliés, ont tenté de déifier la nation ou la patrie, pour le faux espoir de les grandir ; ils les ont acheminées vers les tragiques catastrophes (1). »

Grand lecteur de Jacques Maritain, Groulx ne connaissait qu’un correctif, « l’humanisme qui débouche sur l’éternel », c’est-à-dire l’humanisme chrétien. Toute sa vie, Groulx a soumis son nationalisme à l’orthodoxie catholique. Voilà pourquoi il consultait Mgr Louis-Adolphe Pâquet et le dominicain Louis Lachance.

La droite de Groulx n’était pas la droite du statu quo. Jamais Groulx ne s’est satisfait de l’état des choses. Jamais il n’a cru que l’asservissement économique et politique était, de toute éternité, le lot des Canadiens français, ni que la Conquête était le dernier mot de leur histoire. Nés pour un petit pain ? Jamais.

Liberté, autonomie pour son peuple comme pour les autres. Il fallait donc changer tout ce qu’il y avait à changer. La droite de Groulx était réformiste.

Son réformisme était d’abord politique et oscillait entre l’autonomisme vigoureux et l’indépendance. Son réformisme était aussi économique : au Québec, les Canadiens français devaient cesser d’être des serviteurs dans leur propre maison : maîtres, chez nous ! rien de moins. Réformisme social enfin : réaliser l’harmonie, la paix sociale, non pas par la répression, mais par une audacieuse politique inspirée de la doctrine sociale de l’Église, appliquant avec un esprit créateur le principe de subsidiarité et faisant intervenir l’État — l’État québécois, le seul dont disposaient les Canadiens français — toutes les fois qu’il serait nécessaire.

Ce réformisme devait respecter les minorités du Québec ; les minorités du Québec devaient apprendre à respecter la majorité canadienne-française du Québec.

Homme de droite, Groulx était-il un extrémiste ? Les chefs d’accusation doivent être clairs et précis. Or l’extrémisme est une notion vague à souhait. Faisons un effort pour la circonscrire afin d’y voir un peu plus clair.

L’extrémisme dans les débats consiste à pousser une idée, une conviction, un parti pris le plus loin possible, sans tenir compte des conséquences, sans souci de la vérité ou du simple bon sens, et sans tolérer les points de vue contraires.

L’extrémisme dans l’action consiste à ne considérer que les fins, sans s’inquiéter de la moralité des moyens, sans se préoccuper des droits des adversaires ou des ennemis, allant parfois jusqu’à déchaîner contre eux la violence, légale ou non, pour les réduire au silence, à l’obéissance, ou encore tout simplement pour les éliminer.

Spécialiste de Lionel Groulx, je n’ai rien trouvé dans les écrits de ce dernier ou encore dans les arguments de la Justice telle qu’elle a parlé ce soir, qui, dans le contexte historique, dans le contexte de l’époque, permettrait de conclure que cet homme de droite qu’était Groulx parlait ou se comportait en extrémiste.

Prenons le redressement économique du Canada français. Groulx croyait qu’il passait d’abord par l’éducation. Sa tournée des collèges classiques pour convaincre des finissants d’opter pour l’École des Hautes Études commerciales s’inscrivait dans cette perspective.

La campagne d’Achat chez nous devait favoriser le commerce canadien-français en faisant jouer la solidarité nationale ; surtout, il s’agissait de canaliser l’épargne et les capitaux canadiens-français vers des institutions financières canadiennes-françaises. Car à quoi bon des entrepreneurs si les moyens leur font défaut ?

La politique de modernisation de l’agriculture et la politique de colonisation des nouveaux territoires abitibiens, par exemple, visaient à contrer la prolétarisation des ruraux.

Groulx croyait qu’il fallait au besoin nationaliser : l’étatisation de l’électricité était à ses yeux un article fondamental du programme d’émancipation économique. Il pensait même qu’il fallait que l’État récupère une partie du patrimoine minier.

Bien entendu, de nos jours, à l’époque de l’ultralibéralisme triomphant et de la mondialisation, ces propositions paraissent malsonnantes. Les lois impersonnelles et aveugles du marché sont la nouvelle divinité. Mais beaucoup d’intellectuels ou simplement d’hommes de coeur pensaient alors, comme Groulx, que le marché devait être civilisé par l’humanisme chrétien.

Au fait, Groulx était-il contre les « Anglais » ou pour les Canadiens français ?

Son objectif était que les Canadiens français soient eux-mêmes et entrent en possession de tous les moyens matériels et moraux nécessaires à leur épanouissement. Car pour Groulx, tous les peuples sont voulus de Dieu, tous sans exception, les plus grands et les plus petits, et tous, sans exception, ont une mission à remplir.

En insistant sur la grandeur de la civilisation française, sur la beauté et sur l’universalité de la langue française, Groulx voulait guérir les Canadiens français de leur complexe de colonisés, de leur sentiment d’infériorité, bien avant les essais de Fanon, de Memmi ou de Berque.

La fierté retrouvée est encore le meilleur moyen d’aller authentiquement vers l’autre. Le philosophe André Dagenais, qui admire les Juifs et a des nièces et des neveux à demi-juifs, a bien connu Groulx, dont il a été l’élève à l’université. En septembre 1981, il écrivait à son sujet :
    Je me souviens, en particulier, d’un cours magistral sur l’Histoire et sur la structure politique de l’Angleterre. Sera-t-on étonné ? Je garde le souvenir d’un exposé admiratif et même fervent… — J’eus souvent le privilège de converser avec cet homme accueillant : son esprit s’ouvrait naturellement aux apports des groupes ethniques et des cultures diverses (2).
Ce double témoignage fournit une transition vers les trois derniers points que je veux aborder.

D’abord, les immigrants, que l’on appelait les néo-Canadiens. En 1943, Groulx offrait le conseil suivant aux Canadiens français du Québec :
    Si les Anglo-Canadiens ne veulent pas de notre alliance, de notre collaboration, et même s’ils en veulent, tournons-nous plus que jamais vers les néo-Canadiens. Avec eux nous avons au moins ceci de commun, qu’ils n’ont et qu’ils ne veulent avoir d’autre patrie que le Canada et qu’ils y sont venus pour vivre, comme nous, un idéal de liberté généreuse (3).
Deuxième point, le bon usage de la discipline historique. Groulx était canadien-français, catholique, nationaliste et traditionaliste. Son écriture de l’histoire en porte la marque. Mais jamais il ne s’est proposé de déformer sciemment l’histoire au nom de son combat. Jamais il ne s’est forgé des armes au prix de la vérité historique. Devant la science historique, il était modeste. Il ne croyait pas à l’histoire définitive.

Sa version de Dollard des Ormeaux n’a cessé de se corriger et de se nuancer. En bon historien, il comprenait Dollard en son temps et son lieu. Il le jugeait par rapport aux moeurs de l’époque : piller l’ennemi ne scandalisait personne. Ce sont nos petites consciences frémissantes d’aujourd’hui qui tombent dans le piège de l’anachronisme.

Mais pourquoi avoir choisi Dollard et non pas pas un saint de la Nouvelle-France comme modèle pour la jeunesse ? Groulx s’était persuadé que les Canadiens français étaient trop bons garçons ; trop mous ; trop bonne-ententistes, trop abbé Maheux — une des illustrations du séminaire de Québec. Il voulait un héros jeune, laïque et qui n’a pas froid aux yeux.

Troisième et dernier point. Les idées politiques de Groulx. Ce dernier n’a jamais été fasciste.

Avant la Seconde Guerre mondiale, il a admiré non pas le fascisme, mais le réveil suscité par l’action de chefs vigoureux comme l’Italien Mussolini ou l’Irlandais De Valera. Jamais Groulx n’a loué Hitler, et ses éloges sélectifs de Mussolini se situent bien avant la guerre. Groulx condamnait les impérialismes qui broient les petits peuples.

Le fascisme, c’est le totalitarisme, la négation de l’anthropologie chrétienne et de la doctrine sociale de l’Église. Le totalitarisme était, pour Groulx, une des incarnations maléfiques de la modernité, une déification des réalités terrestres, une démesure révolutionnaire.

Groulx, il est vrai, n’avait pas la mystique de la démocratie ; il ne faisait pas de la démocratie un mythe. Le bulletin de vote n’était pas à ses yeux un brevet d’omniscience.

La démocratie était un moyen de désigner les gouvernants. Alors il voulait des électeurs libres et éclairés.

Il refusait de s’en laisser conter sur le peuple souverain, tant que séviraient les caisses occultes et la corruption politique ; tant que les élus consulteraient davantage la discipline de parti que leur conscience.

Groulx n’a pas appuyé le Parti libéral, exception faite des élections de 1962. Quant à l’Union nationale, il lui reprochait son manque de doctrine et son chef. Groulx était antiduplessiste ; Duplessis lui paraissait un politicien plutôt qu’un véritable chef d’État. Et Groulx appelait de ses voeux un nouveau Mercier ou un De Valera.

Groulx n’a jamais proposé d’abolir le parlementarisme. Dagenais a raison, il admirait les institutions parlementaires britanniques. Il vouait une admiration fervente à de grands parlementaires canadiens-français comme Louis-Hippolyte La Fontaine. Mais il était exigeant pour le parlementarisme ; il le souhaitait à la hauteur de l’humanisme chrétien.

Autant que le permettait l’état ecclésiastique, Groulx a soutenu l’Action libérale nationale de Paul Gouin et le Bloc populaire canadien de Maxime Raymond et d’André Laurendeau. Deux partis réformistes, deux échecs.

Le nationalisme de Groulx n’était pas raciste. Sa conception des choses constitutionnelles s’appuyait sur deux types de nations : la nation politique, non sans parenté avec la théorie libérale, et la nation culturelle.

Le Canada était une nation politique, fondée sur un contrat, un pacte entre deux nations culturelles, l’anglaise et la française. Cette société politique ne devait connaître en principe que des citoyens égaux, dont les droits devaient être protégés qu’ils fussent membres de la majorité ou de la minorité.

Le Québec était l’État national des Canadiens français. Par rapport à la nation canadienne-française, cet État avait des devoirs nationaux et culturels. Mais par rapport à l’ensemble de la population habitant le territoire québécois, cet État était, comme le Canada, une nation politique, où la majorité avait tous les droits sauf celui d’opprimer la minorité.

Quel était le destin des Canadiens français du Québec ? Groulx s’opposait à la modernité révolutionnaire, qui faisait du principe des nationalités un absolu.

Conformément à l’anthropologie catholique et à l’enseignement des papes, Groulx n’admettait pas que toute nation, pour cela seul qu’elle existait, jouissait d’un droit indiscutable à se constituer en État-nation. Mais toutes avaient le droit d’aspirer à la plus grande autonomie possible car telle était la volonté de Dieu, maître des temps et de l’histoire. Groulx était providentialiste.

Le réalisme, la sagesse, surtout le souci de la diaspora canadienne-française expliquent que, le plus souvent et du moins publiquement, Groulx ait conçu son État français à l’intérieur des cadres de la Confédération.

Mais les idées politiques de Groulx se découpaient sur un horizon, celui de l’idéal qui s’était révélé à lui en 1896 dans un roman de Jules-Paul Tardivel, Pour la patrie.

Tardivel y rêve d’une République canadienne-française indépendante sur les bords du Saint-Laurent. Ce mythe mobilisateur devint, pour Groulx, une idée de derrière la tête qui ne devait plus le quitter. Tel était son rêve, tantôt secret, tantôt discret, tantôt déclaré. Mais au fait, à bien y penser, en 2003 et en ce pays, n’est-ce pas un rêve d’extrémiste ? A-t-on idée ! Une république souveraine ! Et voilà Lionel Groulx convaincu d’extrémisme, non pas dans les débats ni dans l’action, mais dans le rêve, dans l’utopie si l’on veut.

Notes
(1) Pour bâtir, p. 159.
(2) Dagenais, Libérer / Renverser, p. 19-20.
(3) Pourquoi nous sommes divisés, p. 26.

Québec, 5 février 2003

*.  *.  *. 

Le sort de la Culture 
MÉMOIRE DE LIONEL GROULX
Partie 3 du livre, intitulée Mémoire de Groulx - P. 301 à 326 
Fernand DUMONT
Source: http://classiques.uqac.ca/contemporains/dumont_fernand/Le_sort_de_la_culture/Le_sort_de_la_culture.html



Voici un témoin inquiétant venu du passé.
Demander en quoi l’œuvre de Lionel Groulx parle encore à notre aujourd’hui, n’est-ce point cultiver le paradoxe ? Sans doute Groulx fut-il un grand écrivain. Cependant son œuvre pourrait bien être l’une de ces cathédrales d’idées dont on admire les proportions mais que nos pensées répugnent à habiter. Du moins c’est ce que l’on estime de divers côtés. L’avouerai-je à mon tour ? Pris dans le détail, ses diagnostics, ses admonestations ne peuvent guère nous être utiles. Alors pourquoi nous attarder à son œuvre, à ses intentions ? Arrêtons-nous à ce doute. Il contient en germe une problématique, une démarche, peut-être même une méthode.
Groulx se présente donc à nous comme un étranger. Écho d’idéologies qui ne nous sont plus familières, auteur de propos qui n’appellent plus notre adhésion. Étranger : c’est-à-dire d’un autre temps. Il ne serait pas difficile alors de l’expliquer par son époque. Cependant, chez tous les écrivains, et plus particulièrement chez les grands, il y a toujours autre chose qu’une redondance de leur milieu de culture. De ce milieu ils ont fait le procès ; ils ont anticipé des changements. Bien sûr, cette critique qu’ils ont imaginée s’explique de quelque manière par leur société encore ; elle implique néanmoins que leur société n’était [302] pas homogène au point que les auteurs en auraient été la réplique. Elle indique aussi que leur œuvre elle-même était déchirée et que, par là, elle a conquis une certaine autonomie.
Une œuvre, quelle qu’elle soit, ne se déprend pas de la société où elle naît par une poussée miraculeuse vers quelque transcendance. Aux mythologies qui peuplent l’univers collectif, elle oppose sa propre symbolique : un traumatisme de rupture, un commencement d’écriture. Si on repère cette rupture et ce commencement, on a des chances de parvenir à une autre lecture de l’œuvre que celles qui l’égalent aux idéologies de son temps.

I

Pour comprendre Groulx, en profitant de son éloignement, nous disposons d’un premier recours : le renvoyer à la société dans laquelle il a vécu.
Il a pensé comme un homme de son temps. Sa conception du métier d’écrivain relève du conservatisme le plus étroit. À l’instar des professeurs de collège de son époque, il adhère à des modèles qui sont du XVIIe siècle français. Il se félicite que, grâce à l’Église, nous ayons « échappé aux aventures décevantes des chercheurs de philosophie   ». Quant à notre littérature, elle « est obligée à la bonne tenue et, sans doute aussi, à l’esthétique du bon sens. Libre aux vieux peuples riches de chefs-d’œuvre et parvenus à la période de surproduction de se payer des luxes et des fantaisies de décadence. Pas les pauvres et les débutants que nous sommes   ». On ne verra pas là de grandes audaces. Groulx est resté fidèle à cette conception. Architecture superbe des textes, son style est animé d’un [303] mouvement qui fait effectivement songer aux écrivains du grand siècle. Ce mouvement est oratoire. S’il suscite l’émotion, il ne touche pas les fibres secrètes de la sensibilité. Même dans les Mémoires, l’intimité qui perce quelquefois est toujours arrangée selon les bonnes conventions.
Quant aux idées directrices, celles qui se répètent dans le développement de la doctrine, on y entend l’écho des idéologies de l’époque. Exaltation de la terre et du paysan. Méfiance envers la ville et l’industrie. Méfiance aussi envers l’État. Groulx défendra l’éducation classique traditionnelle envers et contre tous jusqu’à la fin de sa vie. Pour lui, l’Église est la tutrice de notre peuple ; il ne s’est pas beaucoup inquiété des dangers du cléricalisme.
Il se préoccupe, il est vrai, du problème économique. Mais, comme plusieurs de ses contemporains, il y décèle surtout des entraves à notre existence collective. Et quand il souhaite une reprise en main de l’économie, c’est d’après des idéaux qui ont peu à faire avec les grandes entreprises. Il écrit : « Travaillons à nous déprolétariser le plus possible, en gardant et en fortifiant nos positions dans l’agriculture ; en nous donnant activement à la reprise des ateliers familiaux ou patronaux, des petits métiers, des petites industries, des petits commerces  . » Faible recours contre les trusts, les multinationales qu’il condamne par ailleurs. Groulx aperçoit clairement que le Québec subit des orientations qui ne viennent pas de lui ; cette marginalisation, en même temps qu’il la regrette lorsqu’il en fait le diagnostic, il la consacre quand il en cherche des remèdes.
Groulx en appelle constamment au passé : dans son œuvre d’historien, puisque c’était là son métier ; dans ses essais et ses propos d’homme engagé dans le présent. À mesure qu’il vieillit, sa pensée se fige dans des formules [304] qui surprennent. En 1953, s’adressant à un congrès d’agriculteurs, il exalte la « fierté » des paysans de la Nouvelle-France avant de passer à des considérations d’actualité qui s’enlisent dans des admonestations morales  . N’était-ce point remonter bien loin pour tracer un programme d’action qui convienne à l’agriculteur contemporain ? Dans le raccourci des conférences et des allocutions, le passé est réduit à sa figure exemplaire, parfois comique. Tout au long d’un article, il fait l’apologie des étrennes du jour de l’An aux dépens de celles de Noël : « Pourquoi, demande-t-il, laisserions-nous périr ces vieilles traditions qui sont en quelque sorte les pierres sacrées de nos foyers   ? » Il remonte jusqu’au principe : « Les traditions d’un peuple, gestes qu’il accomplit à jour fixe et qui ont un caractère d’universalité, ne sont pas de vaines coutumes, des attitudes artificielles, sans relation profonde avec l’âme ; elles relèvent du fond même de l’âme, elles en sont le langage émouvant  . » Aucun de ceux qui font métier d’étudier les cultures ne niera que les rites les plus banals en apparence sont des signes d’une cohérence de la vie ; mais Groulx rattache souvent les coutumes à une sorte d’essence historique où se confondraient, à la limite, la vitalité d’une culture et la répétition des gestes qu’elle engendre.
Il faut aller plus loin encore, jusqu’à une espèce de métaphysique qui paraît avoir été la matrice de la pensée de Groulx. Cette pensée est hiérarchique. Pour simplifier : au-dessus des intérêts particuliers, il y a la nation ; au-dessus de la nation, l’Église ; plus haut encore, la Providence. Si attentif que soit Groulx à l’événement, au déroulement de l’histoire, sa vision du monde est inspirée par cet étagement d’un réel qui n’est pas historique et qui, dans les pires moments de désespérance devant les choses d’ici-bas, sert d’ultime garantie à l’utopie. « Dieu ne peut [305] vouloir notre déchéance nationale, parce qu’il ne saurait entrer dans le plan providentiel qu’un peuple catholique, si petit soit-il, meure, ni même perde la moindre de ses valeurs spirituelles  . » Ce texte est de 1934. Des centaines de passages semblables parsèment l’œuvre.
Homme de doctrine, inguérissable croyant à la fécondité de la parole, Groulx fut avant tout un professeur, avec les tics, les envolées, mais aussi l’espérance dans les jeunes générations. Son premier livre. Une croisade d’adolescents, disait déjà le dessein de l’œuvre entière. Dans cette histoire d’une jeunesse de collège au début de ce siècle, Groulx rassemble des consignes de discipline, de grandeur, de service. Des programmes d’action adaptés aux circonstances, on en cherchera en vain dans ce livre. Paru en 1912, l’ouvrage a été réédité en 1938, complètement réécrit ; le fond demeure le même.
Groulx, un conservateur ? Certes oui. Selon un premier parcours de son œuvre. Étudiant une société, il en a consacré les fondements, qu’il a même tenté de situer (curieux paradoxe pour un historien) dans une région intemporelle de l’histoire. Il était ainsi parfaitement accordé à sa société.
Au moment où Groulx parvient à l’âge de la réflexion, le Québec est une société coloniale. Depuis la Conquête, il a connu la domination politique et économique ; il est resté à l’écart des grandes décisions qui affectaient son existence. Soumis aux capitaux étrangers, anglais ou américains, il a subi les contrecoups de l’impérialisme britannique et de la centralisation fédérale. Société marginale, vue du dehors, à partir des forces qui l’ont modelée de l’extérieur. Société marginale aussi, vue du dedans. La portion paysanne de la population décline. Mais les coutumes, les attitudes de la paysannerie ont été transposées à la ville ; les mentalités perdurent au-delà des premières [306] conditions qui leur ont donné naissance, avec des accommodements et sous des revêtements nouveaux. Le phénomène n’est pas particulier au Québec ; les études sur l’industrialisation menées en de nombreux pays aboutissent à des constatations semblables. Dans le cas du Québec, la domination économique a renforcé cette tendance. Venus à la ville et dans l’industrie, les fils et les filles de paysans ont été confrontés à des pouvoirs différents de ceux de leur campagne d’origine ; les patrons étaient souvent séparés d’eux par une langue et une culture étrangères. Ils ont été parfois enfermés dans une espèce de ségrégation. Ce confinement a entretenu, par un choc en retour, une remarquable vitalité de la culture traditionnelle. Intensité des relations de voisinage et de parenté, emprise de la communauté paroissiale, symbolique religieuse partout présente : cela a donné à la société québécoise un caractère communautaire qui a frappé les observateurs. Les professionnels et les hommes d’affaires n’ont pas échappé à ce climat communautaire. Des recherches déjà anciennes ont montré les différences de comportements entre professionnels français et anglais de Montréal ; la façon de pratiquer le métier était plus traditionnelle chez les premiers que chez les seconds. Quant aux hommes d’affaires francophones, on a souligné leur tendance à concevoir l’entreprise, les investissements, l’exercice de l’autorité sous le mode familial, communautaire. À beaucoup d’égards, nous sommes devant une société tournée vers le dedans, développant sa vie propre à même l’ancien acquis.
Après 1867, on le répétait à l’envi de tous bords, la Confédération marquait l’achèvement des luttes politiques d’antan. Aux jours des célébrations nationales, des rhéteurs ressuscitaient les grands hommes du passé. Pendant que les préoccupations se ramenaient aux querelles des [307] partis, aux jeux de la politique, aux calculs du patronage. De Ferland à Groulx, l’histoire du pays n’a pas été enseignée dans nos universités. Et dans les collèges, de vagues opuscules (dont certains étaient traduits de l’anglais) alimentaient la mémoire d’un peuple.
Une société marginale, réduite à ses ressources communautaires, usant des rites de la politique sans en détenir la clé ; une société encadrée par une féodalité religieuse. Les voies économiques de la promotion sociale étant pour ainsi dire bloquées restaient celles des notables propres à une société condamnée à s’entretenir de ses traditions. Des avocats, des notaires, des médecins, des prêtres : qui d’autre un pareil marché des élites aurait-il pu employer ? Des clercs, et selon une hiérarchie où le curé, l’évêque devaient par principe occuper le premier rang. Avec le politicien.
Cette société a été contestée. Au XIXe siècle, les escarmouches entre libéraux et ultramontains en témoignent. Depuis, les procès n’ont jamais manqué. En 1896, le livre d’Edmond de Nevers sur L’avenir du peuple canadien-français présentait un examen sévère de notre société, particulièrement des vains jeux de la politique. L’A.C.J.C., à sa manière, révélait le malaise de la jeunesse. L’Action française, qui commença à paraître en 1917 mais dont l’inspiration remonte plus avant, les Jeune Canada des années trente, le Programme d’action sociale, les virulentes critiques d’Olivar Asselin, d’Albert Pelletier ou de Victor Barbeau : longue est la liste de ceux, groupes ou individus, qui ont remis en question la société québécoise de naguère.
Tel est le paysage qu’a arpenté Groulx au cours d’une longue vie. Il a partagé la condition des hommes de son temps, leurs empêchements et leurs querelles. Il s’y est tracé un projet qui tient autant à son époque qu’à son propre [308] dessein. Il s’en est expliqué à sa manière, dont il n’est d’autre pareille dans notre histoire.

II

Groulx, enfermé dans un passé révolu ? Certes. Ne le sommes-nous pas, nous aussi, dans le présent ? Mais, comme nous, Groulx s’est défendu de cet emprisonnement. À une première lecture, de surface, il faut en juxtaposer une deuxième qui, reprenant les thèmes que j’ai recensés, les affecte d’un indice négatif.
Dans la foulée des courants idéologiques majeurs de son époque, ceux du moins de sa jeunesse et de sa maturité, Groulx a magnifié le paysan, sa place primordiale dans la nation. Pourtant, il a tout autant insisté sur « la déchéance incessante de notre classe paysanne ». Il y est revenu à plusieurs reprises, particulièrement dans une remarquable esquisse historique et sociologique  . Il montre comment, tôt au XIXe siècle, le milieu agricole québécois s’est replié sur lui-même, restant à l’écart du progrès technique, hypothéqué par l’exploitation des marchands et des compagnies. Il dénonce la propriété stérile des terres aux mains de spéculateurs, de favoris des gouvernements. Il rappelle que, de 1795 à 1811, deux cents personnes, protégées en haut lieu, reçurent trois millions d’acres de terres publiques, dont soixante-dix mille allèrent au gouverneur Shore Milnes. Groulx analyse les comportements de ces spéculateurs : tantôt ils vendent des terres à des prix exorbitants, quitte à les saisir ensuite ; tantôt ils laissent s’établir des colons sur leurs fiefs pour profiter, par l’éviction, de leur labeur. Dans bien des cas, ces propriétés furent des enclaves que les jeunes colons ont dû respecter, au mépris [309] du bon sens. « Un jour que la jeunesse de Dorchester et de Bellechasse voudra s’établir sur des terres neuves, dans la proximité des vieilles paroisses, il lui faudra contourner comme un domaine interdit, les belles forêts de Tring, et se chercher des lots, 10, 20 et 30 milles plus loin  . » Groulx décrit les conditions pénibles, parfois effroyables, des moyens de communication.
De ce tableau historique que retient-il ? L’héroïsme du colon ? Groulx le souligne, mais sobrement. Il dégage surtout les conséquences de la prolétarisation du paysan et de ses enfants, celle aussi des ouvriers des villes. Il propose une hypothèse encore capitale : la prolétarisation des campagnes a précédé celle des villes ; elle a préparé la soumission de la population ouvrière du Québec aux pouvoirs capitalistes : « Ne cherchons plus d’où vient à nos masses ouvrières leur résignation à la domesticité. Ceux qui prirent jadis le chemin des chantiers ou des villes n’y portaient guère l’âme de conquérants. Ils appartenaient à la catégorie des dégoûtés et des découragés, tout prêts à subir les conséquences avilissantes de leur déchéance. Ces malheureux que le machinisme, les mœurs urbaines, allaient d’ailleurs achever d’avilir, ont fait école. Aujourd’hui, ils communiquent leur idéal à rebours aux émigrés de date plus récente. Et l’on sait maintenant comment un peuple de propriétaires est devenu, en moins d’un demi-siècle, un peuple de prolétaires, on sait aussi comment ce peuple de prolétaires est aujourd’hui résigné à son prolétariat  . »
Au temps où Groulx écrivait ces lignes, les politiciens du Québec faisaient une qualité de la docilité des ouvriers de ce pays. Quelle main-d’œuvre admirable ! Groulx n’usait pas de cette rhétorique : « Nous aviserons-nous [...] que c’est nous faire un médiocre compliment, devant les [310] capitalistes étrangers, que de vanter à tout propos la qualité morale de nos ouvriers, quand le rôle principal de notre peuple, dans le développement économique de notre province, paraît être de fournir des manœuvres ? » Est-on allé plus loin dans le procès des conditions du développement économique du Québec ?
J’ai cité une conférence. Mais Groulx est revenu inlassablement sur ce thème. À un point tel que, quand il soulève la « question économique » dans ses nombreuses publications, il insiste constamment sur la prolétarisation de notre peuple. Un autre exemple : « J’appelle une situation économique inacceptable, une situation ou un régime qui met entre les mains d’une minorité presque toutes les grandes sources de la richesse, presque tout le crédit, les plus grandes sources d’emploi, presque tous les leviers de commande, et qui, par cela même, constitue une grave menace pour la liberté de l’État et pour notre autonomie politique et nationale  . »
C’est entendu : dans de pareils diagnostics, Groulx confond plus ou moins la condition prolétarienne de la nation et celle de la classe ouvrière. On prétend aujourd’hui savoir mieux distinguer les deux. Ambition louable, mais qui est loin du compte. Les peuples marginaux subissent la loi des dominations étrangères qui influent sur leur propre structure de classes. Pour ne pas s’exprimer en de telles distinctions, Groulx ne les méconnaît point. On relira ce qu’il disait de notre bourgeoisie autochtone   ; ces propos n’ont pas perdu tout intérêt.
Apparemment, j’ai trop insisté sur un point : la représentation que Groulx se faisait de la paysannerie et, par conséquent, de la classe ouvrière. Incontestablement, il y a là un nœud de l’interprétation de sa pensée. L’exaltation du paysan, que lui proposait sa société et qu’il a lui-même [311] orchestrée, lui a fourni les intuitions premières d’une vision critique de son monde. Personne ne niera, à moins de pratiquer les lectures rapides, qu’il y a chez lui davantage qu’un procès de l’ouvrier des villes.
La nation n’est pas l’horizon ultime de sa pensée ; il l’a assez répété pour qu’on le prenne au sérieux. S’il parle tellement de la nation, c’est par un souci (paysan ?) d’enracinement dans une histoire et un territoire. Sa nation, il ne la veut pas supérieure à d’autres. Inlassablement, il en poursuit la critique ; il vitupère sa tiédeur, sa paresse, sa veulerie. Il l’aime pourtant d’une infinie tendresse.
Quant à l’État, il est vrai qu’il prend d’abord pour Groulx la figure du politicien. Le politicien, il l’a connu dès son enfance. Il n’a jamais cessé de le pourfendre jusqu’à l’extrême vieillesse. On a surtout retenu qu’il espérait la venue d’un chef, là-dessus, il a subi les influences de l’Europe de son temps. Nul besoin de le lui pardonner au nom de l’indulgence historienne. On conviendra cependant que, devant les jeux des partis et du patronage, devant les longs règnes de Gouin, de Taschereau, de Duplessis, il lui était permis d’espérer moins de petitesse, une certaine grandeur...
En ce qui concerne le rôle de l’État dans la société, je l’ai noté, il marque sa méfiance. Il lui arrive de se situer « à égale distance de l’interventionnisme excessif et du libéralisme manchestérien   ». Pareille déclaration ne va pas bien loin. Sa position est ailleurs. Dégoûté des mascarades de tribunes, des marionnettes qui depuis 1867 méprisent les grands intérêts de la collectivité au profit des paroles vides et des petits intérêts, il l’a été davantage par la déperdition de la vie de son peuple dans les stratégies de la politicaillerie. Il a repris un procès séculaire qui, depuis les jeunes hommes de l’Institut canadien des années 1840, [312] a alimenté l’indignation de tant de générations québécoises. Il aurait voulu que notre peuple rompît avec cette obsession verbale qui, sous prétexte de commenter ses difficultés, d’exalter son destin, l’aveuglait, le détournait des vrais combats. Pour cela, il lui semblait nécessaire de déplacer les objectifs et les motifs de l’action. Il l’a dit, en 1936, dans une conférence à de jeunes avocats : « Vous voulez agir sur la politique de votre province ? Commencez par agir, dirais-je, à côté d’elle et surtout au-dessus d’elle : sur les idées, sur les idées spirituelles et nationales   ! »
J’ai choisi à dessein ce dernier texte parmi beaucoup d’autres. Groulx y semble ramener la politique à la doctrine, abaisser le politicien au profit de l’éducateur. Attitude de professeur ? Là encore, tout n’est pas dit. Homme de doctrine, homme d’une vision du monde, et qui parfois la schématise dans d’étonnants étagements abstraits, Groulx n’a pas cessé de l’être, prêchant à temps et à contretemps. Néanmoins, Groulx n’est pas un métaphysicien de tempérament. Il ne s’appuie pas non plus sur un corpus théorique, un système, un programme. Évaluée à l’aune des constructions abstraites, sa doctrine ne résiste pas à l’analyse. Il a parcouru une longue carrière, beaucoup parlé, beaucoup écrit ; pourtant, ses idées ont emprunté largement à des événements, des lectures, des modes d’époque. Sans doute parce qu’elles n’étaient qu’un revêtement, des illustrations de surface, d’une thématique.
Groulx a été historien. Au surplus, il a voulu trouver dans l’histoire des enseignements. Si on s’arrêtait là, on n’aurait rien constaté que de très banal ; il est loisible d’illustrer par l’histoire une doctrine que l’on tient par-devers soi. On n’a pas manqué de réduire à ce procédé l’entreprise de Groulx. C’était méconnaître que si, pour lui, l’histoire enseigne, c’est avant tout parce qu’elle crée un décalage [313] par rapport au présent. Groulx raconte l’histoire, la traduit souvent en objectifs et même en principes ; mais, par un autre mouvement de sa recherche, il ressent l’histoire comme un milieu générateur où la pensée est subordonnée aux forces de la vie.
C’est cette oscillation qu’il faudrait saisir avec la plus grande attention. Elle explique cette autre alternance, de surface, à laquelle je m’étais d’abord attardé : l’adhésion de Groulx à son temps, son refus de son temps, tous les deux repérables dans les textes les plus explicites. Il nous convoque ainsi, par-delà tous les messages qu’il a voulu laisser, à un témoignage plus obscur.

III

Car, enfin, l’actualité de Groulx, ne faut-il pas l’entendre comme la réalisation de ses virtualités à lui dans l’histoire de son temps ? Renversons donc les premières vues des choses où Groulx était enveloppé dans sa société. C’est en lui que nous devons voir germer l’histoire, les choix conscients ou cachés où a débuté, bien avant que l’écrivain ait consulté des documents ou pris la plume, son interprétation du passé de son peuple.
En deçà de l’écriture sont les origines de l’écrivain : celles qu’il a dû oublier pour écrire et que, paradoxalement, il a exprimées dans son œuvre. Il ne s’agit plus alors de la situation sociale, reconstituée à l’écart de l’auteur ; il ne s’agit pas non plus de sa biographie. Sont en cause les mythes fondateurs de son écriture. Ces mythes, comment les découvrir chez Groulx ? Il se confesse peu. Dans ses Mémoires, il psychanalyse Lactance Papineau, Bourassa, Édouard Montpetit, Mgr Charbonneau et quelques autres ; [314] il ne porte pas sur lui-même pareil regard. Discrétion du prêtre, habitude de pratiquer la rhétorique plutôt que l’analyse intime, projection dans l’histoire d’une sensibilité qui craint de s’avouer directement ? Tout cela sans doute. Par contre, cette absence des aveux ne met que mieux en relief un imaginaire singulier.
Puisque je vais au plus pressé, je retiens des textes qui me semblent trahir l’essentiel.
Ouvrons Les rapaillages que Groulx rangeait, non sans quelque coquetterie, dans les divertissements mineurs en marge de l’œuvre sérieuse. Dans ce livre, rédigé à la manière de la littérature du terroir alors à la mode, transpire une troublante nostalgie. Rapprochons deux récits.
« L’ancien temps » : c’est le titre du premier. Je ne cite que l’entrée en matière, qui laisse deviner la suite :

J’ai un ami qui a des idées délicieusement originales... Il lui arrivera de vous soutenir —je n’invente rien — que c’est passé, fini l’ancien temps.
Et il ajoute, sans miséricorde, qu’il y a belle lurette. À l’en croire les vieilles choses et les vieilles gens de chez nous ne vivraient plus que dans la légende qu’il appelle d’une métaphore pompeuse, « la marge dorée de la grande histoire ». Or, un de ces derniers jours que je me trouvais dans les montagnes de la Blanche, là-bas quelque part dans le nord, j’ai pris avec moi mon ami Basile et je l’ai conduit à une petite clairière, à une éclaircie, comme ils disent, au bord de la grand-route, sur le dépent de la montagne. Nous avons suivi sous le bois, pendant quelques minutes, un chemin couvert aux grandes arches de verdure. Entre les branches s’ouvraient, par-ci [315] par-là, de petites fenêtres où se montraient à nous des massifs de rocs et de forêts, avec des sommets renversés dans le miroir d’un lac. C’était beau à faire rêver. Soudain, à un coude du chemin, ô merveille ! après un lever de rideau éblouissant, la scène apparut. Là, à quelques pas devant nous, je vous dis la vérité vraie, nous le tenions l’ancien temps, lui-même, en costume authentique...

Curieuse démonstration ! Que pressent donc Groulx et qu’il confesse dans un récit anodin ? Les origines ne sont pas tout à fait du passé. En les racontant, on ne revient pas seulement en arrière. Elles sont présentes à notre aujourd’hui, comme le mythe qui pour les anciens était solidairement récit des commencements et idéal des actions. Cette maison, ce défriché, ces vieillards dont Groulx émerveillé rapporte les propos sont, pour lui, le signe concret de cette persistance des origines. Cette conception mythique du temps collectif, on la retrouve dans les ouvrages historiques de Groulx ; ce qui en fait à la fois des récits du passé, des réanimations de la tradition, des réactualisations de l’histoire proposées à l’action des hommes.
À la fin des Rapaillages, un autre récit s’intitule « Le dernier voyage ». L’auteur décrit les rites qui accompagnaient la rentrée de la dernière moisson. Il évoque la nostalgie du paysan qui, les travaux de l’été terminés, va « s’ennuyer » de sa terre. Mais voici une autre nostalgie, celle du collégien, du liseur, du futur écrivain :

Moi aussi j’étais parti le cœur gros pour ce dernier voyage. Pour moi, ce serait le vrai dernier, ce serait l’adieu à ma campagne chérie. « L’année qui vient, tu auras fini tes études, tu ne reviendras [316] plus aux champs », m’avait dit mon père. Et je sentais grandir dans mon âme une envahissante tristesse. Il me semblait que toutes les choses me criaient un adieu et me ramenaient la nostalgie de mes plus chers souvenirs. [...] Combien de fois ne m’étais-je pas assis sous cet ombrage fraternel, quand, les javelles rapprochées, j’attendais le retour des autres, partis vers la grange avec un voyage. Ah ! vous ne la connaissez pas, j’en suis sûr, la douceur de ces repos, entre deux rudes besognes au soleil, pendant que le vent tiède vient boire les sueurs à votre front, que de partout vous arrivent la chanson des oiseaux et des cigales et la voix métallique des moulins. Alors, pour faire écho à la romance du vent qui vibre dans le feuillage, vous ouvrez un livre apporté sous votre chemise  ...

« Le dernier voyage », c’est le passage du temps mythique de l’enfance rurale à ce qui sera une existence seconde, celle de l’écriture. Cette dernière transmue l’enfance abolie en un mythe durable, la sauve de la déperdition du temps. Du reste, suggère Groulx, cette transmutation était déjà inscrite dans l’enfance par la médiation de la lecture, quand « pour faire écho à la romance du vent qui vibre dans le feuillage, vous ouvrez un livre apporté sous votre chemise... »
L’œuvre de Groulx est là, en son commencement. Un commencement sans cesse recommencé : celui qui a porté Groulx vers l’histoire, celui qui lui a fait compenser la perte de 1’« ancien temps » par sa présence immortelle dans l’écriture. Heureux homme qui a cru sauver son propre passé et celui de son peuple dans le travail de littérature ! [317] Le reste n’a guère d’importance : la doctrine, les envolées de rhétorique, nous les oublierons volontiers si nous acceptons de recouvrer ainsi, dans l’œuvre de Groulx, cette nostalgie se faisant œuvre d’histoire, et l’histoire devenant un éternel présent.
Les récentes générations d’historiens ont beaucoup critiqué la pratique groulxienne de l’histoire. Pratique portée à l’exaltation du passé, chercheuse d’héroïsme, volontiers moralisatrice... Le reproche n’est pas futile, même s’il laisse dans l’ombre bien des analyses précises où l’histoire sociale et économique pourrait utilement s’instruire encore. Il n’en reste pas moins que Groulx ne recourt pas à l’histoire comme il est d’habitude aujourd’hui. Chez lui, la reconstitution du passé et l’engagement actuel sont toujours étroitement liés. Il a parfois départagé ses travaux d’histoire et ses essais engagés ; la précaution est fragile. Il n’est pas de travaux de stricte érudition où ne soit dégagé quelque enseignement à résonance contemporaine. C’est le cas de L’enseignement français au Canada, son travail historique le plus proche des règles strictes de la monographie. Néanmoins on a tort d’opposer des raisons de méthodes ou des ressources documentaires plus abondantes à une pratique de l’histoire qui se situe d’abord sur un autre terrain.
Ce terrain, il n’est pas étranger aux paramètres de toute pensée historienne.
Où est la césure entre le présent et le passé ? Comment l’historien, assujetti lui-même au déroulement temporel, peut-il s’assurer de sa distance par rapport à ce passé qu’il prend pour objet ? Impossible de ne point l’admettre : le passé dont il traite, l’historien le trouve en lui autant qu’il le retrouve dans des événements qui se sont déroulés hors de lui, en arrière de lui. De même que l’ethnologue, quand [318] il interprète un peuple étranger, s’explique aussi à lui-même.
Historien, je tâche de dégager la signification d’institutions qui n’existent plus, la seigneurie par exemple, ou d’expliquer les conduites d’un personnage défunt, Frontenac ou Papineau. Parce qu’elles ne sont plus, ces institutions ou ces personnes s’offrent à moi comme des totalités finies, comme des ensembles achevés. La mort en fait des objets. Si c’était vrai, moi qui suis vivant aujourd’hui, comment pourrais-je les comprendre sans m’en faire complice d’une certaine façon ? Car, et c’est là le caractère le plus curieux du métier d’historien, les institutions et les personnages du passé ont l’air d’être là, sous le regard, comme un ensemble qui se suffit parce qu’il est disparu, et pourtant l’historien s’immisce dans ce temps mort, il y devient personnage à son tour, expliquant un passé qui, par une mystérieuse ouverture, lui aurait fait place à l’avance...
De par son métier, tout historien est défié par une double exigence de la pensée. D’un côté, la multiplicité des événements, leurs significations multiformes l’obligent à une interprétation jamais fermée sur elle-même. De l’autre, l’interprétation des événements ne peut être poursuivie sans un survol qui, en principe, leur doit tout mais qui, en pratique, leur est imposé comme une vue a priori. D’ordinaire, ce dilemme demeure soigneusement caché. L’illusion commune à toutes les sciences joue particulièrement dans le cas de l’histoire. L’historien semble se tenir à distance de son objet, le décrire ou le construire par des méthodes appropriées. Grâce à ce recul que le présent donne par rapport au passé, par la vertu de la critique documentaire, la matière historique se propose à reconstitution. Les conflits d’interprétations d’un historien à l’autre, d’une école à une autre, ne confirment-ils pas, de surcroît, [319] que les minutieuses démarches de la critique écartent le dogmatisme des idéologies ? Mais ces allers et retours de l’interprétation, leurs conflits et leurs convergences, ne sont possibles que par l’appartenance à un hypothétique présent de l’histoire.
De fait, le présent n’est qu’un moment dans le tissu de l’histoire ; il donne néanmoins le sentiment qu’un surplomb de l’histoire est possible. C’est sur ce point qu’une épistémologie de la connaissance historique devrait s’attarder. Comment l’historien construit-il l’emplacement de son présent ? Cette question est plus décisive que cette autre, apparemment plus importante : comment reconstruit-il le passé ? Car la première commande la seconde.
On peut se tirer de la difficulté selon les idéologies du progrès : étant contemporain, je crois de quelque façon survoler les hommes d’avant moi, expliquer ce qu’ils ont vécu. Le présent est alors un promontoire par rapport au passé. Première attitude, la plus commune, depuis que dans l’Occident moderne règnent les phantasmes du progrès et, souvent en trop grande continuité, les sciences historiques. Il est une autre attitude, plus raffinée : elle consiste à convenir que la poussière des faits de hasard ne prend sens que dans l’interprétation de l’historien. Ce procédé est, d’une certaine manière, plus satisfaisant que le premier ; au droit de la contemporanéité il substitue celui de la théorie. Mais les théories ont aussi une histoire. Faut-il leur attribuer un progrès que l’on récuse par ailleurs à la plus vaste histoire ?
Sans trop s’embarrasser de ces débats, Groulx a choisi par instinct une troisième voie. Il se pourrait que ce fût la bonne, et même celle qui fonde la pratique des deux autres.
Je ne vais pas tirer Groulx vers des préoccupations épistémologiques qui n’étaient pas les siennes. Ces problèmes, [320] il les a éprouvés plutôt qu’il ne les a posés. Il n’était pas parfaitement dissimulé derrière sa pratique ou son statut d’historien. Était-il même un historien, au sens où on l’entend d’habitude ? Groulx se tenait dans une position singulière : entre la tradition et l’histoire, entre la transmutation d’un passé vivant dans l’existence contemporaine et la reconstitution du passé par la science historique. S’efforcer de réconcilier la tradition et l’histoire, c’était, pour lui, une manière de surmonter les paradoxes de la démarche historienne.
Sur la présence de l’histoire, il a sans cesse insisté. Voici l’une de ses formules : « L’histoire, oserais-je dire, et sans aucune intention de paradoxe, c’est ce qu’il y a de plus vivant ; le passé, c’est ce qu’il y a de plus présent. Nul besoin, pour leur donner force propulsive, de les écrire ou de les raconter. Nous les portons dans nos esprits, dans nos yeux, dans nos veines  . » L’histoire est dans l’historien, qui est ainsi l’interprète d’une durée continue. D’où l’idée de tradition, qui rejoint la mythologie dont je parlais. « La tradition, au sens le plus général du mot, qu’est-ce autre chose que les caractères, les lignes maîtresses d’une histoire ? On l’a dit justement : ce sont les constantes d’un peuple, ses lignes de force. Et le mot évoque la pensée intérieure, le plan architectural selon lequel un peuple bâtit son histoire  . »
Pour Groulx, l’histoire comporte des leçons parce qu’elle est le milieu de l’homme, le devenir où il livre sa configuration, et donc les axes de sa continuité. Dans la préface de la deuxième édition de La naissance d’une race, il écrit : « Si vivre est persévérer dans son être, les Canadiens français ont besoin de savoir quel est leur être national, et comment, à travers l’histoire, il s’est formé  . » Cette idée, il n’a cessé de la reprendre. Ce que [321] Groulx cherche avant tout, ce n’est pas à raconter le passé comme d’autres transcrivent des événements. Conscient que les réalités sociales sont l’œuvre de l’histoire, il ne veut les expliquer que comme genèse. Renan (dont Groulx a lu l’essai fameux sur la nation) ne pensait pas autrement. Ce que nous sommes, l’histoire l’a fait ; et l’histoire peut le défaire. Il n’y a pas de passé révolu. Voici une formule percutante, choisie parmi bien d’autres : « Il peut arriver et il arrive qu’une génération oublie son histoire ou lui tourne le dos ; elle le fait alors sous la poussée d’une histoire qui a trahi l’Histoire  . » D’où une dualité au sein de la matière historique. En un sens, l’histoire est modèle, puisqu’elle est artisane de l’être collectif ; en un autre sens, elle est chemin de l’égarement, risque de déperdition. Cette alternance, elle revient dans presque toutes les conférences de Groulx. Inquiétante problématique, qui ne manque point d’interroger ceux qui ne réduisent pas l’histoire à des questions de méthodes et de théories.
En définitive, c’était le problème de Groulx comme, du reste, ce demeure le nôtre : comment se situer dans son temps à soi ? À cette limite, nous voilà convoqués à ce que la lecture de Groulx comporte de plus décisif pour nous. À notre propre actualité.

IV

De l’insertion de Groulx en son temps à notre insertion dans le nôtre, le cheminement que j’ai parcouru aura pu paraître sinueux. Comme dans tout dialogue, ne fallait-il pas creuser la distance, afin d’en faire ressortir les raisons d’une possible rencontre ?
 
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Nous devions entendre Groulx dans sa différence. Entendre son discours dans sa teneur la plus explicite, était-il meilleure façon de lui rendre son caractère étrange : reconnaître en quoi il est périmé, mais aussi de quelle façon il provoque cet étonnement qui est la vertu première du travail historique ? Car, appliquée à Groulx ou à d’autres, l’histoire n’a d’intérêt qu’en nous faisant sortir de nous-mêmes, de l’assurance que nous avons d’appartenir à un temps irréductible à celui du passé. Ce disant, je ne rappelle pas seulement le principe de méthode qui m’a inspiré dans cette étude. J’ai le sentiment d’emprunter à la démarche de Groulx lui-même.
La pensée de Groulx, et avant tout sa mythologie, est pour nous signe de contradiction. C’est ce qui la maintient présente à notre temps.
Groulx a contredit, à l’avance, beaucoup des changements qui ont affecté le Québec depuis les années cinquante. Il avait tort. Il fallait des changements radicaux, il en faut encore. On a quand même le loisir de s’interroger sur le type d’idéologie qui a commandé les changements. D’un côté, un plaidoyer pour une politique fonctionnelle, qui aurait écarté enfin les vieux rêves sentimentaux et étroits du nationalisme d’an tan ; nous y avons gagné une extraordinaire poussée de technocratie et de bureaucratie, dans les écoles, les administrations... et le règne d’un parti fédéral formé de politiciens qui ressemblent fort à ceux d’hier. D’un autre côté, une rage toute verbale de transformation des rapports sociaux a fait beaucoup parler ; elle a trop souvent servi d’alibi à la consolidation d'intérêts et de pouvoirs, à un corporatisme de droite assaisonné des piments de la gauche.
Bouleversement d’une société ? Nous avons peut-être manqué le plus important, un véritable retour à nous-mêmes.
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Nous-mêmes : de quoi s’agit-il ? Ce qui se trouverait une fois que nous aurions été dépouillés de toute idéologie ? On nous le répète depuis des décennies, et de tous les horizons. Tant de professeurs nous ont invités à revenir au réel, au gré des théories qui se sont succédé. Je ne m’attarderai pas à répéter un truisme : on n’atteint des réalités sociales que par les interprétations que l’on s’en fabrique ; et il n’y a pas de représentations parfaitement adéquates puisque les hommes imaginent leur vie. Les Québécois sont devenus sceptiques devant les idéologies qui ont plu sur leurs têtes, les recettes pour changer leur vie, les ruines qui les entourent. La construction d’un État à eux, l’idéal de l’indépendance n’ont pas suffi à les détourner d’une angoisse qui leur vient de tout ce saccage : qui sommes-nous, quelle culture nous rassemble, qu’en ferons-nous dans l’avenir ?
Pour autant, la plupart des Québécois ne sont pas tentés par je ne sais quel conservatisme. Ils savent que le changement, la rupture étaient nécessaires. Mais ils voudraient sentir en quoi le changement les concerne eux-mêmes, et non pas quelque entité abstraite, consignée dans les théories et dûment garantie par les idéologies. Alors, ils rejoignent l’intention première de Groulx, même s’ils ne veulent aucunement la poursuivre de la même façon que lui : départager en eux, dans leur histoire singulière, ce qui est déperdition de soi et ce qui est appel à l’avenir.
Il n’est pas d’existence, individuelle ou collective, sans recours à l’utopie, sans le rêve d’achever une vie limitée dans sa fin et fragmentée dans ses intentions. Mais les utopies modernes reportent sans cesse en avant la société authentique. À la limite, il n’y a plus d’actualité des hommes : tout au plus une anticipation qui dissipe [324] la présence de soi à soi, masque ou exalte les conflits d’aujourd’hui au profit d’hypothétiques réconciliations à venir. L’utopie ne serait-elle pas plutôt au-dessus de nous ? Comme cette Cité que Platon décrit dans La République, qui n’existera jamais, nous dit-il, mais qui, si les hommes s’y reportaient dans leurs actions, donnerait à celles-ci profondeur et vérité. Il y a chez Groulx une conception de l’utopie qui ressemble à celle-là. Nous avons vu ce qu’a de particulier sa pratique de l’histoire. Elle n’assume le passé que pour le ramener au présent ; elle cherche dans le passé ce qui construit ou ce qui défait. Pour Groulx, l’histoire n’est pas un espace périmé abandonné à la lecture du spécialiste ; elle est ce monde de l’homme que l’action présente fait vivre et qui la compromet.
Pour les êtres de l’histoire que nous sommes, les sociétés humaines auxquelles nous appartenons ne sont ni des données toutes faites ni des objets à construire arbitrairement. Les technocrates libéraux ou les révolutionnaires en esprit ont ceci en commun : les solidarités qui lient les hommes entre eux sont des choses qu’on aménage. Les communautés humaines échappent heureusement à ces planifications. Personne ne niera, pour autant, les déterminismes ou les forces historiques qui échappent à la conscience des hommes. Personne ne niera non plus la faculté d’entrevoir des issues, l’assurance que l’histoire est l’œuvre des hommes. Faculté et assurance qui ne peuvent provenir uniquement de l’interprétation des professeurs, des théoriciens, des partis ; faculté et assurance qui tissent l’existence même des communautés.
Interpréter sa condition : ce reste l’occupation première, la grandeur des personnes et des communautés. Le nationalisme de Groulx, ce fut la poursuite passionnée de cette interprétation de l’existence d’un peuple dont la condition [325] tragique rappelle que le recours à l’histoire est aussi le choix d’un destin. Voilà pourquoi, reprenant autrement que Groulx la tâche de nous interpréter, il ne nous répugne pas de nous dire, nous aussi, nationalistes. Aux technocraties qui s’essoufflent à fabriquer des mécanismes sociaux aux engrenages parfaitement ajustés nous opposons la volonté de travailler à maintenir les communautés précaires où les hommes croient que l’histoire est leur héritage et leur défi, eux-mêmes.

NOTES

Pour faciliter la consultation des notes en fin de textes, nous les avons toutes converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page. JMT.

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