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vendredi 13 janvier 2023

Chapitre V Dubuc sur Claude Morin

Claude Morin et le Parti québécois

2010/05/20 | Par Pierre Dubuc
Nous publions le Chapitre V de L’autre histoire de l’indépendance, un livre de Pierre Dubuc paru aux Éditions Trois-Pistoles en 2003.
1972 est une année charnière dans l’histoire politique du Québec. Au début de l’année, Pierre Vallières publie « L’Urgence de choisir » dans lequel il rompt avec le felquisme et invite la gauche à rallier les rangs du Parti québécois qu’il présente comme l’instrument de la libération nationale et sociale du peuple québécois. Quelques mois plus tard, son ancien compagnon d’armes, Charles Gagnon, lui donne la réplique dans « Pour le parti prolétarien », un pamphlet polémique qui sera considéré comme l’acte de naissance du mouvement maoïste marxiste-léniniste. Au mois de mai de la même année, un autre événement allait avoir des répercussions colossales sur le Parti québécois et la politique québécoise : Claude Morin signe officiellement sa carte de membre du Parti québécois.
Un des premiers diplômés en sciences économiques de l’Université Laval, diplômé également de l’Université Colombia à New York, Claude Morin était un des grands mandarins de la fonction publique québécoise. Rédacteur des discours de Jean Lesage au début des années 1960, il adhère à la fonction publique en 1963 où il est responsable des relations fédérales-provinciales, de même que des relations internationales du Québec, sous les gouvernements de Jean Lesage, de Daniel Johnson, Jean-Jacques Bertrand et Robert Bourassa. À ce titre, il est responsable de l’élaboration des stratégies du gouvernement du Québec dans ses négociations avec Ottawa. Dénoncé publiquement par Pierre Elliott Trudeau comme « séparatiste » en 1969, il démissionne le 1er octobre 1971 pour retourner à l’enseignement à l’École nationale d’administration publique.
Vingt ans après son adhésion au Parti québécois, le journaliste Normand Lester de Radio Canada révèle, le 7 mai 1992, que Claude Morin est un agent rémunéré des services secrets canadiens connus sous les noms de code Q-1 et French Minuet. Aussitôt, Claude Morin reconnaît avoir eu des contacts dès 1951, alors qu’il était étudiant, avec l’officier Raymond Parent au bureau de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à Québec. Il admet avoir rencontré à nouveau Raymond Parent, à la demande du premier ministre Jean Lesage, au printemps de 1966, puis en 1967 et 1969. Plus tard, à l’été 1974, il rencontre, alors qu’il est membre de l’exécutif national du Parti québécois, l’agent Léo Fontaine à au moins 29 reprises. Claude Morin accepte d’être rémunéré. Il touche de 500 $ à 800 $ par rencontre. Puis, en 1977, le Parti québécois au pouvoir, il poursuit ses contacts avec la GRC. Son nouveau contrôleur est Jean-Louis Gagnon qui deviendra directeur adjoint du Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS) qui succède au Service de sécurité de la GRC (SS/GRC) en 1984. Léo Fontaine sera son directeur adjoint. Quant à Raymond Parent, il est une figure légendaire du SS/GRC, un maître-espion dur, intelligent, cultivé, selon Normand Lester.
Claude Morin a justifié sa démarche en disant qu’il voulait savoir ce que les services secrets tramaient contre l’État québécois et, plus tard, contre le Parti québécois. Il affirme que les services secrets étaient préoccupés par l’infiltration étrangère, surtout française, dans les affaires intérieures du Canada. Selon son premier contrôleur, Raymond Parent, les services secrets canadiens et états-uniens étaient convaincus que l’Union soviétique avait infiltré les hautes sphères politiques françaises et était en partie responsable de la politique anti-américaine du Général de Gaulle.
Mais le journaliste Normand Lester écrit que, contrairement à ce qu’affirme Claude Morin, Raymond Parent n’a jamais fait partie du contre-espionnage, mais qu’il est plutôt un spécialiste de la lutte contre « la subversion communiste et séparatiste », qu’il est un homme de la section D, la section antisubversive.
Des documents rendus publics ont dévoilé que Raymond Parent était un des signataires de la note secrète autorisant le vol par effraction des listes de membres du Parti québécois le 9 janvier 1973. Cette opération policière de grande envergure, connue sous le nom d’Opération HAM, témoigne de la panique qui s’était emparée du gouvernement fédéral face à la situation politique au Québec dans le contexte de la montée du mouvement souverainiste et des grandes grèves de La Presse en 1971 et du Front commun de 1972, suivi des grèves illégales à la grandeur de la province à la suite de l’emprisonnement des chefs syndicaux Louis Laberge, Marcel Pepin et Yvon Charbonneau.
L’Opération Ham découlait d’un télex daté du 19 septembre 1972 du solliciteur-général Jean-Pierre Goyer qui réclamait d’urgence à la section G de la GRC, responsable de l’espionnage politique au Québec, une liste de tous les souverainistes reconnus ou supposés à l’emploi du fédéral, avec leur adresse, le service auquel ils étaient attachés et leur numéro de dossier, pour mieux les dépister.
Un document interne de la GRC précisait très clairement le véritable objectif du vol de la liste des membres : « La valeur d’une telle opération est grande car elle fournira à la Force des renseignements sur les sujets fichés dans notre dossier D928 ainsi que des statistiques sur le degré d’infiltration séparatiste dans nos secteurs clés, l’éducation, la police et les forces armées, ainsi que les gouvernements provincial et fédéral ». Officiellement, le dossier D928 ne concernait pas le Parti québécois, mais visait des personnes jugées extrémistes ou terroristes. En réalité s’y trouvaient aussi des noms de péquistes sans liens avec le terrorisme.
La commission d’enquête présidée par Jean Keable a tenté de faire la lumière sur cette affaire, mais a dû faire face à un véritable barrage d’opposition de la part du gouvernement fédéral. La commission fédérale du juge McDonald avait les moyens de pousser l’enquête très loin. Mais le chapitre 10, consacré à l’opération HAM, a été laissé en blanc sous prétexte que les poursuites engagées contre les policiers impliqués auraient pu en être affectées. Plus tard, ces policiers seront acquittés, le tribunal ayant estimé les « délais raisonnables » dépassés.
Rappelons que la Commission McDonald a été créé par le gouvernement fédéral pour enquêter sur les services secrets canadiens après que le gouvernement du Parti québécois eût mis sur pied la Commission Keable pour faire la lumière sur les opérations policières en territoire québécois. Un coin du voile sur ces opérations avait été levé par l’agent Robert Samson en 1974. Arrêté après qu’une bombe, dont il s’apprêtait à activer le mécanisme, lui ait sauté en pleine face derrière la maison du président de Steinberg à Ville Mont-Royal, l’agent Samson avait déclaré : « J’ai fait pire pour la Force », en spécifiant qu’il avait participé à plusieurs actions illégales de la GRC. Lors de l’attentat de Ville Mont-Royal, l’agent Samson agissait pour le compte de la pègre afin d’arrondir ses fins de mois.
Dans son témoignage devant la commission McDonald, le chef des Services secrets canadiens, John Starnes, dira que l’espionnage politique du mouvement nationaliste émanait d’une requête du Cabinet Trudeau datant du 19 décembre 1969. Lors de cette rencontre à laquelle participait le premier ministre Trudeau, il fut demandé à la GRC de fournir un rapport détaillé sur la situation du mouvement séparatiste au Québec : structures, membership, contacts, stratégies, influences extérieures, etc.
Par la suite, plusieurs locaux syndicaux et du Parti québécois furent mis sous écoute. En 1972 seulement, la GRC a effectué 42 installations majeures et 42 mineures de tables d’écoute. De 1971 à 1978, les policiers ont posé 580 dispositifs d’écoute. La commission McDonald nous a appris que le 27 novembre 1970, au cours de la réunion d’un comité de sous-ministres présidée par Gordon Robertson, bras droit du premier ministre Trudeau, le commissaire Higgit et son collègue Starnes avaient laissé tomber que la GRC effectuait des entrées clandestines pour installer des systèmes d’écoute.
Normand Lester rapporte même dans son livre « Enquête sur les services secrets » que « des militaires, des anciens du SS/GRC ou du SCRS m’ont affirmé à plusieurs reprises que, depuis les années 1970, le Centre de la sécurité des télécommunications espionne le gouvernement du Québec, à partir de postes d’écoute à la Citadelle de Québec ou au Manège militaire, juste derrière le « bunker » où se trouvent les bureaux du premier ministre et du Conseil exécutif ».

 

En plus des services de renseignements de la GRC et de l’armée, des services parallèles de renseignement, reliés directement au bureau du premier ministre Trudeau et dont étaient responsables Marc Lalonde et Gordon Robertson, ont été créés. Ce fut d’abord le Strategic Operations Center (SOC) qui, dans son rapport final sur la crise d’octobre 1970, concluait qu’il fallait passer à l’offensive contre le Parti québécois et proposait une stratégie pour le mettre en échec. L’enquêteur du gouvernement québécois, Jean-François Duchaîne, dira, sept ans plus tard, que ce rapport allait donner à la GRC le feu vert pour commettre des actes illégaux à l’endroit du Parti québécois. Le postulat du SOC reposait sur la certitude que « les séparatistes et les révolutionnaires » s’étaient infiltrés partout, dans les postes clés du gouvernement, les médias, les syndicats, les universités et les établissements d’enseignement.
Au début de 1971, le SOC est remplacé par le groupe Vidal. Formé uniquement de francophones et supervisé par Marc Lalonde, le groupe tenait son nom de Claude Vidal, animateur social issu du milieu des Beaux-Arts qui avait nettoyé la Compagnie des Jeunes canadiens de ses éléments considérés subversifs à la fin des années 1970. Le Groupe Vidal refilait ses informations à la GRC, mais celle-ci était réticente à collaborer avec ce groupe « indépendant » relevant directement du Cabinet Trudeau.
Les activités anti-subversives du gouvernement, de la GRC et de l’armée ne se limitaient pas à de l’écoute électronique et au vol des listes de membres du Parti québécois. Le 18 septembre 1972, René Lévesque fait une déclaration fracassante en conférence de presse : « L’armée canadienne se comporte au Québec comme en territoire envahi et occupé ». Il rend alors public un rapport portant la mention Secret – Canadian Eyes Only préparé par la Force mobile de l’armée canadienne établie à Saint-Hubert. Le rapport est une analyse des positions de la CSN et de l’appui que la centrale apporte à différents regroupements communistes et séparatistes. Le document présente un portrait des dix-sept dirigeants de la Centrale. Trois jours plus tard, le Parti québécois révèle un document similaire qui porte cette fois sur la Centrale des syndicats démocratiques (CSD).
Mais il y avait encore plus sérieux. Les 18 et 19 avril 1972, une brochette de hauts gradés militaires venant de l’ensemble du Canada participent à une réunion secrète à l’Hôtel Laurentien à Montréal. Ils sont une soixantaine, dont huit généraux, quatorze colonels et vingt-quatre lieutenant-colonels. Le document secret Mobile Command Headquarters – Internal Security Group – Exercice Neat Pitch leur est distribué. Neat Pitch est un plan d’invasion et d’occupation du Québec en cas d’insurrection. Au cours de cette réunion, deux militaires britanniques de haut rang leur font un exposé sur leur expérience en Irlande du Nord. Dans le document Tactical Operations in Northern Irelanddistribué aux militaires canadiens, on prône une intervention rapide et massive, en cas de désordres sociaux, avec de l’équipement lourd et l’utilisation de balles de caoutchouc pour venir à bout des manifestants. Ces informations, nous apprend Pierre Duchesne dans sa biographie de Jacques Parizeau, ont été coulées au modeste réseau de renseignements, mis sur pied par Jacques Parizeau au début des années 1970, par le capitaine Jean-René-Marcel Sauvé, le seul officier francophone présent.
René Lévesque refusera de rendre public le plan Neat Pitch et ce n’est que deux ans plus tard, sur l’initiative de Jacques Parizeau, que le journal Le Jour révélera toute l’affaire. C’est à cette occasion que Léo Fontaine reprend contact avec Claude Morin dans le but d’apprendre l’identité de celui qui avait alimenté le journal Le Jour et rendu possible la publication du plan Neat Pitch. Fort inquiet que des documents de l’armée aient coulé, l’agent Léo Fontaine demande à son informateur comment, à son avis, le journal a obtenu le document. Morin ne le savait pas.
À cette occasion, Léon Fontaine explique à Claude Morin, selon ce que ce dernier en rapporte dans son autobiographie politique « Les choses comme elles étaient », que les services de sécurité considèrent le Parti québécois comme le « ventre mou », le « maillon faible » de la sécurité canadienne, « peu protégé, exploitable par des éléments subversifs ». Fontaine poursuit : « Il y a danger d’infiltration. Le PQ est assez important pour intéresser des gens qui ont leur propre agenda. Des éléments indésirables pourraient chercher à l’influencer sur des questions « sensibles », la défense nationale par exemple, ou les rapports avec des régimes hostiles. » Léo Fontaine transmet alors à Claude Morin le nom de quelques personnes, « trois ou quatre Français et deux Québécois » dont son service s’inquiète des activités parce qu’ils seraient « en contact occasionnel avec agents étrangers potentiels, souvent français, mais aussi palestiniens, cubains, algériens, etc. » Claude Morin les connaît et avoue que « leurs prises de position systématiquement radicales m’agaçaient ».
Claude Morin a toujours cherché à restreindre le cadre de sa collaboration avec la GRC aux activités de contre-espionnage. Il jure que « mes convictions et ma loyauté envers le PQ m’empêchaient de raconter quoi que ce soit sur ses stratégies ou sa vie interne à un représentant d’Ottawa ». Mais nous savons que – contrairement à ses prétentions – ses contrôleurs ne relevaient pas des services de contre-espionnage, mais de la lutte anti-subversive. Dans la narration qu’il fait de cette rencontre avec Léo Fontaine, il souligne que ce dernier s’enquiert des chances de succès de sa proposition référendaire à la veille du congrès de novembre 1974 du Parti québécois. « Les gauchistes ne feraient pas avorter le projet? », lui demande Fontaine. « Pour lui, je risquais beaucoup car, encore une fois, il estimait les « gauchistes » fort puissants. M. Fontaine voulut ensuite me mettre au courant, pour ma gouverne personnelle et aussi pour savoir à quoi s’en tenir à leur sujet, des noms de quelques suspects qui, selon lui, étaient CONSCIEMMENT OU NON téléguidés par l’extérieur, dans ce cas, par la France.  » Au cours des rencontres subséquentes, Léon Fontaine avait toujours, nous dit Morin, « sa liste de suspects, des Français pour la majorité, quelques Québécois et une poignée de ressortissants d’autres pays. Une dizaine de noms au début, puis, avec le temps, une trentaine ».
Était-ce seulement des noms de personnes qui représentaient des risques pour la sécurité nationale, ou ne constituaient-ils pas également des risques pouvant faire avorter la stratégie étapiste de Morin? C’est ce que suggère l’utilisation de l’expression « consciemment ou non », car on pourrait affirmer, selon cette logique, que tous les membres du Parti québécois étaient « inconsciemment » téléguidés par la France! Que faisait Claude Morin de ces noms? Lui étaient-ils utiles pour isoler des opposants à ses projets, lui qui menait la lutte contre la « go-gauche » au sein du Parti québécois? L’identification de ces personnes par la GRC avait-elle été établie à partir des listes de membres volées dans le cadre de l’Opération Ham? Pour voir clair dans les manœuvres de Claude Morin et de la GRC, il faut revoir la lutte qui se menait entre différentes fractions et tendances au sein du Parti québécois. Les biographies de René Lévesque par Pierre Godin et de Jacques Parizeau par Pierre Duchesne, publiées récemment, permettent d’en reconstituer le scénario.
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L’arrivée de Claude Morin au Parti québécois en mai 1972 était du pain béni pour René Lévesque. Dans les mois précédents, la nouvelle profession de foi de Pierre Vallières et son intention avouée d’adhérer au Parti québécois avait défrayé la manchette et Lévesque avait grand besoin de recentrer son parti vers la droite.
Quelques semaines auparavant, le 7 avril 1972, le Parti québécois avait rendu public son manifeste « Quand nous serons vraiment maîtres chez nous » et René Lévesque n’hésitait pas à affirmer que les mesures préconisées dans ce document étaient « incompatibles avec l’analyse de la situation faite dans le document de travail de la CSN ». Il faisait référence au manifeste « Ne comptons que sur nos propres moyens » dans lequel on pouvait lire: « Le socialisme apparaît dans le monde actuel comme la seule véritable alternative. Par socialisme, nous voulons dire que la société possède les moyens de production, que les travailleurs participent directement à la gestion, que l’activité économique est planifiée directement par l’État ».
Soulignons au passage que le débat pouvait à l’occasion être viril à cette époque entre les centrales syndicales et le Parti québécois. Jacques Parizeau, qui est chroniqueur au journal syndical Québec-Presse, avait rédigé une chronique pour démolir l’argumentation de ceux qui prônaient une nationalisation complète de l’économie. Dans un geste dans précédent, les militants du Conseil central de la CSN ont alors occupé les bureaux du journal pour empêcher que la chronique du 14 mai 1972 de Parizeau soit publiée.
Déjà, au congrès de février 1971, Lévesque avait eu maille à partir avec la gauche de son parti qui provenait du FRAP, du RIN, des comités de citoyens, des associations étudiantes et du mouvement syndical. On considérait que cette gauche représentait au moins un tiers du membership du Parti québécois. Lévesque recherchait l’affrontement avec la gauche en espérant que, une fois battus, ses militants iraient former leur propre parti. Aussi, dès l’ouverture du congrès, il se démarque de la violence en mettant cartes sur table : « Le Parti québécois n’est pas, n’a pas été, ne sera jamais une couverture pour ceux qui veulent coucher avec la violence ».
À ce congrès, le leadership de Lévesque est contesté par André Larocque qui recueille 20% des voix, ce qui est quand même significatif pour un candidat à peu près inconnu. À deux reprises, Lévesque doit mettre sa tête sur le billot pour faire battre ou retirer des propositions. Il fait battre par 541 voix contre 346 une résolution qui exigeait l’abolition du secteur scolaire anglophone après l’indépendance. Puis, hors de lui, criant ses ordres au président d’assemblée, il fait retirer une motion qui réclamait la libération des ex-felquistes Pierre Vallières et Charles Gagnon pris tous deux dans la rafle d’octobre. Cependant, il ne peut empêcher l’élection de Pierre Bourgault à l’exécutif du parti et son discours à la gloire de Hô Chi Minh et Fidel Castro.
À l’automne 1971, le Parti québécois se déchire sur la participation à la manifestation de La Presse. Le vote de l’exécutif était égal et Pierre Marois trancha en faveur de la non participation à cette manifestation durement réprimée par les forces policières. Le matraquage policier des dirigeants syndicaux radicalisera leur discours. Louis Laberge, le président de la FTQ, parle de « casser le système ».
Au Conseil national du 29 novembre 1971, Lévesque se présente avec un manifeste d’une violence verbale rare qui s’attaque d’abord aux chefs syndicaux Louis Laberge et Marcel Pepin à qui il reproche de s’adonner depuis la manifestation de La Presse du 29 octobre à « une espèce d’orgie vengeresse et à un vrai délire de radicalisme verbal ». Il pourfend les agitateurs de son propre parti, les ravalant à « des missionnaires de la table rase qui grenouillent dans les chapelles marginales de la révolution miracle ».
Aussi, quand Pierre Vallières annonce au début de 1972 sa volonté d’adhérer au Parti québécois, Camille Laurin est chargé de lui répondre : « On n’attend rien de Pierre Vallières. Il n’est pas le bienvenu dans notre parti. Si jamais il veut y adhérer, l’exécutif en décidera et il pourrait lui dire non ». Cependant, après que Vallières eût envoyé une lettre à Lévesque dans laquelle il déclarait : « Je tiens à vous assurer que mon intention n’est nullement d’infiltrer le PQ », Lévesque accepte sa demande d’adhésion.
Cependant, il est évident pour Lévesque qu’il faut recentrer le parti vers la droite et la venue de Claude Morin au mois de mai 1972 ne pouvait mieux tomber. La grande idée de Claude Morin, c’est l’étapisme, c’est-à-dire la nécessité après la prise du pouvoir d’un référendum pour accéder à l’indépendance. Au début des années 1970, le programme du Parti québécois prévoit que l’indépendance pourra être déclarée avec l’accession au pouvoir, sans qu’il soit nécessaire de consulter la population par référendum. Le Québec était entré dans la confédération sans référendum, il pouvait en sortir sans référendum. C’était la règle du parlementarisme britannique. Cette perspective plonge Ottawa dans une grande frayeur. Une victoire électorale du Parti québécois était synonyme de la fin du Canada et, possiblement, d’une crise révolutionnaire. Il fallait, à tout prix, aux yeux d’Ottawa modifier ce scénario apocalyptique.
Dans son livre « Mes premiers ministres », Claude Morin explique la genèse de l’idée d’un référendum. « L’idée du référendum, écrit-il, me fut involontairement suggérée en 1969 par trois personnalités renommées de l’establishment politico-technocratique anglophone fédéral (…) : Gordon Robertson, secrétaire du cabinet fédéral et, à ce titre, premier fonctionnaire d’Ottawa, Robert Bryce, ancien sous-ministre fédéral des Finances et éminent mandarin d’Ottawa et Al Johnson, sous ministre de la Santé nationale et du Bien-être social ».
« Ils me firent chacun, poursuit Morin, l’un après l’autre et même une fois les trois ensemble, des commentaires forts instructifs. Ces échanges se situent parmi les plus démystifiant de toute ma carrière. Je n’étais pas prêt de les oublier.(…) Voilà comment le référendum s’insinua dans nos conversations. (…) Bien que pratiquement jamais utilisée en régime parlementaire britannique, seule une consultation de ce genre serait susceptible, me dirent-ils, d’inciter Ottawa et les provinces à consentir à un nouveau partage des pouvoirs plus avantageux pour le Québec. Pourvu, cependant, que les Québécois s’y fussent montrés très majoritairement favorables et qu’on eût permis l’expression du point de vue fédéral. »
« Que dire alors d’un référendum portant sur la souveraineté plutôt que sur un réaménagement du fédéralisme? », demanda Morin à ses interlocuteurs. Robertson, Bryce et Johnson lui répondirent qu’ils « étaient convaincus qu’une telle consultation prouverait le rejet, par les Québécois, du « séparatisme », mais ils n’hésitèrent pas à reconnaître (aveu peu compromettant, en 1969!) que, mis devant un référendum favorable à l’indépendance, eh bien, Ottawa et les autres provinces devraient s’incliner. »
Le plus extraordinaire dans cette confession est l’aveu que l’idée du référendum vient de fonctionnaires fédéraux. Et, pas de n’importe quels fonctionnaires ! Gordon Robertson – nous l’avons vu précédemment – était en 1969 co-responsable avec Marc Lalonde des services de renseignements parallèles mis sur pied par le Cabinet Trudeau pour lutter contre le séparatisme ! La stratégie de Morin lui a été dictée par les fédéralistes ! Il est évident que, devant l’éminence inévitable d’une victoire péquiste et de la déclaration unilatérale d’indépendance que cela impliquait, les fédéralistes n’avaient qu’une stratégie : gagner du temps! C’est exactement l’implication de la stratégie référendaire, de l’étapisme. À noter également que la question du référendum est d’abord discutée entre Morin et ses interlocuteurs fédéralistes en fonction – non pas de l’accession du Québec à l’indépendance – mais d’un nouveau partage des pouvoirs dans le cadre de la confédération canadienne. Nous y reviendrons.
Claude Morin s’emploie donc à convaincre René Lévesque de la nécessité du référendum. Il parvient rapidement à ses fins. Le 18 février 1973, à quelques jours du congrès du parti, Lévesque déclare à la télévision de Radio-Canada que l’indépendance se réalisera quelques années seulement après l’élection du Parti québécois et qu’il y aura un référendum sur la constitution d’un Québec indépendant.
Mais, moins d’une semaine plus tard, au congrès, les militants repoussent cette idée et adoptent la proposition suivante soumise par Gilbert Paquette, au nom de la région de Montréal-Centre qu’il préside: « Étant donné que le Parti québécois préconise clairement l’indépendance du Québec, la souveraineté sera acquise en principe par proclamation de l’Assemblée nationale, sans qu’il soit nécessaire de recourir au référendum ». La résolution s’insère dans le programme du parti en prévision de l’élection. Claude Morin est débiné par les résultats. Il écrit dans « Les choses comme elles étaient », « J’avoue avoir vécu, au printemps de 1973, une période de doute non sur la souveraineté mais sur le parti lui-même, à certains égards davantage un mouvement qu’une formation politique ». À ce congrès, Gilbert Paquette est élu conseiller au programme, poste stratégique que Lévesque destinait à Morin qui n’en a pas voulu. Mais ce dernier se fait élire à l’exécutif du parti. Pierre Bourgault n’y est plus. Il abandonne la politique pour « gagner sa vie ».
Le Parti québécois se présente donc aux élections d’octobre 1973 avec un programme qui prévoit l’indépendance en cas de victoire. Cependant, le thème dominant de la campagne électorale est le Budget de l’An I, c’est-à-dire le budget de la première année d’un Québec indépendant. Même s’il n’est pas à l’origine de cette idée qu’il désapprouve, Jacques Parizeau se voit confier la tâche de la défendre lors d’un débat public télévisé avec le ministre des Finances libéral Raymond Garneau. La stratégie péquiste est questionnée, parce qu’elle met le parti sur la défensive. Le soir du scrutin, le Parti québécois devient l’Opposition officielle, mais les résultats sont très décevants. Les suffrages recueillis passent de 23% qu’ils étaient en 1970 à 30%, mais le nombre de députés de sept à six. Les libéraux de Robert Bourassa raflent 102 sièges.
Devant le Conseil national du parti qui suit les élections, Jacques Parizeau défend sa performance : « Je suis entré au PQ parce que je crois que l’indépendance doit se faire. Mais il faut être réaliste. Le PQ n’est pas rassurant et le sera jamais. Nous faisons peur quand nous parlons de langue, nous faisons peur quand nous parlons de notre place en Amérique du Nord. C’est la fierté qui nous amènera à faire l’indépendance, mais la frousse jouera toujours. Certains auront peur de se faire tuer, comme au Chili ou au Biafra, d’autres de perdre leur culotte. Il faut dégonfler la peur en l’usant ». Et c’est à cela qu’aura servi selon lui le Budget de l’An I. Mais, néanmoins bouc émissaire de la défaite, il remet sa démission de l’exécutif du parti.
Le débat sur le Budget de l’An I occulte un autre débat qui prendra, peu de temps après, beaucoup d’importance. La grande idée de Claude Morin se retrouve dans une publicité - la carte de rappel envoyée à chaque électeur - concoctée par Guy Joron et qui sera distribué dans les derniers jours de la campagne électorale. Le texte va carrément à l’encontre du programme du parti. Il se lit comme suit : « Aujourd’hui, je vote pour la seule équipe prête à former un vrai gouvernement. En 1975, par référendum, je déciderai de l’avenir du Québec. Une chose à la fois. Le 29, je vote Parti québécois, je vote pour le vrai! » L’initiative soulève un tollé auprès des militants. Certains comme Jean Garon à Lévis refusent de distribuer la carte de rappel. Mais, le débat sur le cas Parizeau ayant occupé toute la place, le conseil national n’a plus de temps à consacrer à la carte de rappel. Ce n’est que partie remise.
René Lévesque croit que la principale erreur stratégique du Parti québécois lors des élections de 1973 a été d’avoir trop tardé à rassurer l’électorat sur la tenue d’un référendum. D’autres, comme Claude Morin, citeront bientôt l’exemple chilien où l’expérience socialiste de Salvador Allende vient d’être écrasée par le sanglant coup d’État du général Pinochet. Ils rappellent que la victoire de Allende, avec seulement 35% des suffrages, n’était pas suffisante pour mettre en application ses réformes, tout comme une victoire péquiste avec moins de 50% des suffrages ne permettrait pas de proclamer l’indépendance. Sur fond de défaitisme national et international, l’idée du référendum nécessaire fait son chemin.
Deux semaines après la défaite électorale, le 17 novembre 1973, Claude Morin accorde, une longue entrevue au journaliste Michel Roy du journal Le Devoir. Il déclare qu’il n’est pas séparatiste et qu’il ne parlera plus d’indépendance. Il utilisera plutôt le mot « souveraineté » qui a l’avantage de s’arrimer avec l’étapisme. Dans un premier temps, il s’agirait, selon lui, de ramener à Québec les pouvoirs de la politique sociale, puis ceux du domaine culturel. « La souveraineté culturelle de Bourassa pourrait en ce sens être une première ou bien une deuxième étape ». Il qualifie même d’importante la contribution d’un auteur fédéraliste comme Gilles Lalande, lequel affirme que la souveraineté-association est l’une des formes du fédéralisme. C’est avec cette entrevue qu’est née l’expression « étapisme » accolée à la démarche de Morin. À noter que les étapes auxquelles elle fait référence ne sont pas seulement celles d’une élection suivie d’un référendum, mais l’acquisition de la souveraineté par tranches, d’abord « sociale », puis « culturelle », etc. Une idée qui sera reprise plus tard sous la dénomination de « référendums sectoriels ».
Pendant ce temps, René Lévesque poursuit les manœuvres pour tasser la gauche dans son parti. Il impose Jacques-Yvan Morin comme chef de l’opposition en remplacement de Camille Laurin qui a été défait dans son comté. Robert Burns croyait bien que le poste lui revenait, mais il doit se contenter de demeurer leader parlementaire; ses fidèles sont outrés. André Larocque raconte à une journaliste que Lévesque a abusé de son pouvoir. Le caucus étant incapable de trancher, il a exhumé un vieux texte qui autorisait le président du parti, c’est-à-dire lui-même, à voter en cas d’égalité.
Le Parti québécois est démoralisé, écrasé par le résultat des élections. René Lévesque déclare qu’il aimerait retourner au journalisme international. Sachant que Lévesque est dans une situation financière difficile, Paul Desmarais lui offre 100 000 $ par année pour qu’il devienne correspondant étranger pour le journal La Presse. Lévesque hésite, mais refuse. La perspective de voir René Lévesque se retirer inquiète beaucoup Claude Morin.
C’est quand même le journalisme qui viendra ragaillardir le Parti québécois et son chef. Yves Michaud convainc Lévesque et Parizeau de lancer un quotidien souverainiste et social-démocrate. Ce sera l’aventure du journal Le Jour, dont le premier numéro paraîtra le 28 février 1974. C’est une autre occasion d’affrontement entre la gauche et la droite du parti. Le débat a lieu au conseil national au début de 1974. La région Montréal-Centre n’est pas enthousiasme à l’idée d’un appui du PQ au journal d’Yves Michaud. Si le parti a de l’argent qu’il l’investisse plutôt dans Québec-Presse, disent ses représentants. Mais l’autre tendance, Claude Morin en tête, se range derrière Lévesque en faveur d’un appui financier qui respecterait l’autonomie éditoriale du quotidien. Cette décision allait sonner le glas de Québec-Presse qui fermera ses portes en novembre 1974, soit neuf mois après le lancement du Jour.
Le Jour connaît rapidement d’énormes difficultés financières. Les publicités gouvernementales, qui représentent une bonne proportion de l’assiette publicitaire des quotidiens, lui sont refusées. Les gouvernements boycottent ouvertement le journal indépendantiste et social-démocrate. Le Jour réussit néanmoins à faire passer son tirage à 30 000 exemplaires. Il ronge sérieusement le lectorat du journal Le Devoir dont le tirage passe de 35 000 à 25 000 copies. Le Jour s’était donnée une structure, empruntée au journal français Le Monde, avec une société des rédacteurs qui donnait un grand pouvoir aux journalistes sur la gestion de l’information. En 1976, la crise éclate. Les administrateurs trouvent le Jour trop critique à l’égard du Parti québécois. Ils accusent les journalistes de vouloir transformer le journal en un organe maoïste d’extrême-gauche. Les journalistes s’emparent du contrôle du journal et occupent les bureaux. Jacques Parizeau en tant qu’administrateur recommande de couper les vivres. Le journal cesse de paraître le 27 août 1976, à la toute veille de l’élection générale. L’expérience aura duré deux ans et demi. Au Conseil national du 9 juin 1976, la région de Montréal-Centre s’était prononcée contre la fermeture du Jour, et Robert Burns et Robert Bisaillon avaient pris la défense des journalistes. Gilbert Paquette et Louise Harel avaient fait adopter une motion apportant « un entier appui aux artisans du Jour pour maintenir une publication indépendantiste et social-démocrate ». Mais cela n’avait pas suffi à maintenir l’existence du journal.
Mais revenons quelque peu en arrière, au congrès du 15 novembre 1974, qui sera celui de l’affrontement sur l’étapisme. Peu avant le congrès, Claude Morin, à qui l’exécutif a demandé d’étudier la question de l’accession à la souveraineté, dévoile aux militants les grandes lignes de son étude qui débouche sur une indépendance graduelle. Il a d’abord suggéré à l’exécutif la mise en veilleuse stratégique de l’indépendance, mais devant la levée de boucliers, il se replie sur une stratégie des petits pas. Mais Lévesque – qui craint une intervention militaire d’Ottawa en cas de victoire péquiste - encourage Morin à pousser à fond sa cabale en faveur du référendum en prévision du congrès.
À la veille du congrès, le quotidien La Presse publie un sondage selon lequel 83% des Québécois réclament un référendum en cas de victoire péquiste. Le clan Morin, dont les principaux ténors sont René Lévesque, Jacques-Yvan Morin, Guy Joron, Marc-André Bédard et Claude Charron, s’en réjouit. Claude Morin défend sa proposition en servant aux congressistes l’analogie chilienne.
Jacques Parizeau est présent au congrès, mais à titre de journaliste du journal Le Jour. Il n’a pas réussi à se faire élire délégué dans l’association de comté d’Outremont où il habite et dont il a déjà été le président. L’association de comté est pour le référendum, Parizeau est contre. Mais ses partisans, Louise Harel, Gilbert Paquette, Guy Bisaillon, Louis O’Neil sont actifs sur le plancher du congrès. Louis O’Neil argumente qu’avec l’approche référendaire, le Parti québécois va attirer aux élections une clientèle fédéraliste qui va se retourner contre lui lors du référendum. De plus, il soutient que la tenue d’un référendum va faciliter le travail de sape des fédéraux et des milieux financiers.
Finalement, une majorité se dégage en faveur du compromis élaboré par Gilbert Paquette, le conseiller au programme. Il y a aura un référendum au lendemain de la victoire, uniquement s’il y a une opposition systématique du fédéral qui refuserait de négocier une entente de souveraineté-association. Les observateurs au congrès notent tous que la proposition est adoptée parce que René Lévesque a réussi in extremis à faire changer de camp Pierre Marois et les délégations de la Rive-sud qu’il dirige. La proposition est adoptée par 630 voix contre 353. Un tiers du congrès est contre; ils seront désormais qualifiés de « purs et durs ». Claude Morin se déclare satisfait.
Quelques semaines avant le congrès, Robert Burns avait déclaré sur les ondes d’un poste de radio : « Si monsieur Lévesque ne se fait pas élire avant la prochaine élection, je pense que ce serait préférable que nous ayons un nouveau chef qui ne soit pas handicapé par deux défaites électorales.» Mais le sondage de La Presse révèle que 74% des péquistes demande au leader de rester aux commandes. Lévesque profite du congrès pour consolider son pouvoir sur le parti. Gilbert Paquette est remplacé par Pierre Marois comme conseiller au programme. Le nouvel exécutif lui est totalement acquis, à une exception près. Le seul contestaire élu, à part Burns qui y siège d’office comme représentant du caucus, est le syndicaliste Guy Bisaillon. Lévesque se méfie de Bisaillon qu’il a vu recourir à des tactiques agressives lors de la grève de la United Aircraft et il se rappelle qu’en 1972, lors de la grève illégale du Front commun, il avait poussé le syndicat des enseignants de Chambly qu’il dirigeait à la grève illégale.
À partir de ce congrès, les divergences s’accentuent entre les deux tendances. Claude Morin et René Lévesque consolident leur ascendant sur le parti et parlent de plus en plus de prise de pouvoir et de moins en moins de souveraineté. De plus, Morin prend ses distances avec le programme du parti en parlant d’un référendum obligatoire, le tout avec l’aval manifeste de Lévesque. L’influence de Parizeau sur Lévesque est en chute libre. Les divergences entre les deux ailes du parti atteignent un tel paroxysme qu’elles menacent de conduire à une scission.
Lors d’une réunion de l’exécutif à l’auberge Handfield sur la rive sud de Montréal, l’affrontement se produit. Le leadership de Lévesque est remis en question. Robert Bisaillon sonne la charge : « Le PQ est un parti de coalition, mais l’équilibre entre les tendances n’est plus assuré. Les mêmes doivent toujours mettre de l’eau dans leur vin. C’est très clair pour moi : je pense à quelqu’un d’autre à la tête de notre parti ». Robert Burns endosse l’opinion de Bisaillon : «  Le PQ est malade. On m’accuse d’être le chef des factieux de gauche, alors que depuis 1970 je défends le parti auprès des milieux ouvriers et des syndicats. Notre problème, c’est le leadership. René dit qu’il n’y a pas d’équipe au PQ. C’est vrai, mais c’est parce qu’il n’y a pas de chef. On lui a demandé de se faire élire, il a refusé. On l’a invité à venir à nos caucus, il ne vient jamais. René, je t’aime bien, mais je te le dis clairement : ou tu fais équipe avec nous ou tu n’es pas un chef. À mon avis, tu ne l’as pas, le leadership! » Selon Michel Carpentier, René Lévesque leur a répondu crûment : « Ma bande de christ, si vous voulez ma tête, venez la chercher sur le plancher du congrès, on verra qui est le chef. »
Plusieurs croyaient que l’heure de la scission était venue. Que Lévesque obtiendrait ce qu’il avait toujours recherché depuis la création du Parti québécois : la création d’un parti souverainiste à sa gauche. Mais le déclenchement précipité des élections générales et la convocation des citoyens aux urnes pour le 15 novembre 1976 va réunifier les forces. Mais l’animosité de Lévesque à l’égard de Bisaillon et Burns demeurera. Malgré ses compétences, Bisaillon n’accédera jamais au Cabinet. Burns, lui, ne pouvait être tenu à l’écart à cause de ses années de service, mais il devra se contenter du ministère de la Réforme des institutions parlementaires. Lorsqu’il devra quitter la politique, victime d’un infarctus, Lévesque n’aura aucun bon mot à son endroit et ne s’informera même pas de son état de santé par téléphone.
Avec le départ de Robert Burns, la gauche perd son représentant le plus illustre. Personne de son calibre ne le remplacera. La gauche continuera de faire sentir sa présence; les Lazure, Paquette, Payette, etc., défendront becs et ongles les projets de lois progressistes qui seront finalement adoptés par le gouvernement péquiste et ils réussiront à plusieurs occasions à contrer les velléités de Lévesque, Morin et cie de casser du sucre sur le dos du mouvement syndical, particulièrement lors des négociations du secteur public de 1979. Mais le débat gauche/droite passe imperceptiblement à l’arrière-plan, cédant l’avant-scène à la controverse sur la stratégie d’accession à la souveraineté. L’affrontement significatif opposera dorénavant Parizeau au tandem Lévesque-Landry. En quelques années, ces derniers auront réussi à isoler la gauche au sein du Parti québécois. C’est ce que réalisent Burns et Bisaillon lorsqu’ils disent que « l’équilibre entre les tendances n’est plus assuré ». Avec l’aide de la GRC, qui remet à Morin la liste des noms des personnes à surveiller, et l’action des maoïstes qui discréditent le Parti québécois dans les milieux syndicaux, la gauche est nettement en recul et le débat national en vient à occulter le débat social.
Le 20 octobre 1976, René Lévesque lance officiellement la campagne électorale du Parti québécois, en lisant un texte de neuf pages où le mot indépendance n’apparaît pas une seule fois. Comme lors de l’élection de 1973, un dépliant de dernière minute est distribué au cours de la campagne électorale. Il y est écrit : « Une fois élue, l’équipe du Parti québécois sera encore à la tête d’un gouvernement provincial. Elle veillera à établir avec le Canada une nouvelle association. D’égal à égal, pour la première fois (…) Nous engagerons donc des discussions avec Ottawa. Si Ottawa refuse, c’est ensemble que nous trancherons la question par référendum ». C’était bien loin du programme du parti qui affirmait qu’une fois le gouvernement du Parti québécois élu, il doit mettre « immédiatement en branle le processus d’accession à la souveraineté ». Mais les divergences se dissiperont dans l’euphorie de la victoire pour ne refaire surface qu’en 1979 lors du débat sur la question référendaire.
Le Parti québécois est donc élu, mais avec seulement 41% des suffrages. Il bénéficie de la division du vote anglophone, alors qu’une partie de cet électorat, mécontent des lois linguistiques du gouvernement Bourassa, a donné son appui à l’Union nationale. On calcule que le Parti québécois a profité de la situation pour faire élire ses candidats dans au moins 32 comtés. Dans une entrevue qu’il accorde à son biographe en l’an 2000, Jacques Parizeau déclare : « Pour moi, le point tournant se déroule dans les jours qui précèdent l’élection de 1976, quand on commence à diffuser le renouvellement du fédéralisme. Ce ne sera jamais tout à fait pareil après ça. Je me suis rendu compte que pour prendre le pouvoir, on serait prêt à faire à peu près n’importe quoi. »
Jacques Parizeau voulait un référendum six mois après l’élection pour profiter de la force d’entraînement de la victoire du 15 novembre. Déjà, il pressentait ce qu’il appellera les « distractions du pouvoir » qui amènent les ministres à « jouir » de leur situation et de leurs privilèges au point d’en oublier la souveraineté.
Claude Morin voulait, au contraire, le référendum le plus tard possible et il aurait même souhaité qu’il soit reporté à autre mandat. En 1979, la chute du gouvernement Joe Clark le surprend alors qu’il est en mission officielle au Togo. Il revient en catastrophe pour vendre à Lévesque l’idée de profiter du changement de conjoncture et du prétexte de la nouvelle élection fédérale pour reporter la tenue du référendum à un prochain mandat. Trop tard cependant, Lévesque s’était engagé la veille devant l’Assemblée nationale à tenir le référendum tel que prévu. Morin menace de démissionner, mais finit par se rallier devant l’impossibilité politique de faire marche arrière
Dans son livre « Mes premiers ministres » publié en 1991, Claude Morin revient sur cette question : «  Pourquoi s’obliger à un référendum pendant le premier mandat ? (…) Face au résultat de mai 1980, certains se sont par la suite demandés si, malgré les remous que cette décision aurait causés dans le Parti et à l’extérieur, il n’aurait pas été en définitive plus intelligent de reporter cette consultation à plus tard, par exemple à un second mandat du gouvernement, quitte à attendre à une époque où les sondages seraient devenus totalement rassurants ». C’est déjà l’idée des « conditions gagnantes » qui est ici exprimée.
À défaut de pouvoir reporter ouvertement le référendum sur la souveraineté à un deuxième mandat, Claude Morin concocte un plan pour atteindre cet objectif indirectement. Il vend à René Lévesque – qui l’accueille avec enthousiasme – l’idée d’un deuxième référendum. Le premier référendum porterait sur le mandat de négocier et le deuxième sur le résultat des négociations. La loi sur les consultations populaires ne permettant pas la tenue d’un deuxième référendum au cours d’un même mandat, le référendum sur l’accession à l’indépendance devrait nécessairement se tenir lors d’un deuxième mandat. Les fédéralistes auraient donc trois chances pour bloquer l’indépendance : le premier référendum, l’élection, le deuxième référendum.
Dans sa biographie de Jacques Parizeau, Pierre Duchesne cite un document de travail secret provenant du bureau de Claude Morin daté du 14 janvier 1978.Morin parle uniquement d’un mandat de négocier l’association avec le reste du Canada. Pour ce qui est de la question référendaire, Morin écrit qu’une question « limpide » semblant « claire et honnête constitue le moyen le plus sûr de recevoir une réponse majoritairement négative ». Selon lui, il faut donc éviter une question du genre : « êtes-vous pour ou contre l’indépendance ? ». Le document conclut qu’il faut plutôt choisir une « approche descriptive », c’est-à-dire une question où le public devra se prononcer sur le contenu, « par exemple sur une résolution ou une loi de l’Assemblée nationale comprenant la liste des pouvoirs à récupérer d’Ottawa, le tout coiffé d’un préambule pertinent et évocateur ». C’est cette approche qui fut finalement retenue et qui donna « une réponse majoritairent négative ».
Pour parvenir à ses fins, Morin s’adjoint en juin 1978 Daniel Latouche, un politicologue qui fréquente assidûment le consul états-unien à Québec, Francis McNamara, pour l’informer des dessous du pouvoir péquiste. Un document de Latouche daté du 3 octobre que cite Pierre Duchesne révèle le complot en train de se tramer. Latouche écrit à Morin que « l’accession du Québec à la souveraineté-association implique une double négociation ». Il estime que faire accepter l’idée d’association au parti sera aussi périlleuse que de faire avaler la souveraineté du Québec au reste du Canada. L’essentiel de son texte de cinq pages ne parle que des difficultés à négocier avec les péquistes. Quelques lignes à peine sont consacrées aux négociations avec le fédéral comme si l’ennemi véritable résidait à l’intérieur même de l’organisation. Il insiste sur une « association économique étendue » comprenant une union monétaire avec le Canada et la nécessité d’institutions politiques et administratives communes. Il ajoute dans son mémo qu’il faut « faire accepter l’idée que les propositions gouvernementales ne sont que des objectifs de négociation qui devront éventuellement faire l’objet d’un compromis. »
Le 10 octobre 1978, Lévesque déclare : « Il n’est pas question dans notre esprit d’obtenir d’abord la souveraineté, puis de négocier l’association par la suite. Nous ne voulons pas briser, mais bien transformer radicalement notre union avec le reste du Canada afin que, dorénavant, nos relations se poursuivent sur la base d’une égalité pleine et entière. » Cette déclaration suscite beaucoup de mécontentement auprès des membres; plusieurs associations de comté protestent, mais Lévesque passe outre.
Parizeau est tenu à l’écart, tout comme le reste du Parti, des préparatifs référendaires. Même Pierre Harvey, le conseiller au programme de 1977 à 1982, avoue : « C’est le bureau du premier ministre qui menait les choses. Nous n’étions pas dans le coup ». En fait, c’est comme si tout se passait entre les partenaires de poker et black-jack de René Lévesque, soit l’inévitable Claude Morin, Marc-André Bédard, Jean-Rock Boivin et quelques autres. C’est la « gang des parties de cartes », comme l’appellera Parizeau.
Quand s’ouvre le 7e congrès du Parti québécois, les 2 et 3 juin 1979, la table est mise pour le triomphe de l’étapisme. Les délégués entérinent sans animosité l’ensemble des propositions contenues dans le manifeste « D’égal à égal ». Le référendum va porter sur le mandat de négocier. Le Congrès biffe du programme toute référence à une déclaration unilatérale d’indépendance en cas d’échec des négociations avec le Canada. Une seconde consultation auprès de la population sera nécessaire. La résolution ne précise pas que ce doit être un second référendum. Parizeau se rallie en déclarant : « Ça peut être un référendum, ça peut être une élection qui tombe au bon moment, ça peut être de faire ce qu’on veut ». Parizeau accepte également à ce congrès qu’on enterre l’idée d’un dollar québécois qu’il avait farouchement défendu jusque là. Le Congrès effectue un autre virage à 180 degrés en proclamant qu’un Québec souverain adhérera aux traités militaires de l’Otan et de Norad, comme l’avait promis secrètement Claude Morin aux représentants des États-Unis.
La prochaine étape est la rédaction de la question. Chargé par Lévesque de présenter des projets de question référendaire, Morin amène un nouvel élément de dilution. Jusque là, il était convenu qu’il revenait au parlement québécois d’entériner le résultat des négociations avec le gouvernement fédéral. En cas d’échec seulement, une deuxième consultation devenait obligatoire. Maintenant, la consultation est obligatoire en cas de succès comme d’échec. De plus, cette consultation devra prendre la forme d’un deuxième référendum, qui ne pourra donc avoir lieu avant la tenue d’élections générales, la loi référendaire ne permettant pas la tenue de deux référendums sur le même sujet au cours d’un même mandat. Encore une fois, Parizeau est tenu dans l’ignorance des discussions menant à cette nouvelle proposition.
La question référendaire soumise à l’attention du Conseil des ministres précise que « tout changement de statut politique résultant de ces négociations sera soumis à la population par référendum ». Voyant que toute tentative de faire biffer le deuxième référendum sera vaine, Parizeau fait plutôt porter le débat sur un autre aspect du même énoncé. Il n’aime pas l’expression « statut » politique. Il a l’impression que cela pourrait signifier un « statut particulier » pour le Québec à l’intérieur de la confédération plutôt que l’indépendance. Il propose de remplacer le mot « statut » par celui de « régime ». Après de longs débats, le Cabinet accepte de remplacer « statut politique » par « régime politique » et met fin à ses travaux à deux heures du matin. Mais, ô surprise, le lendemain, lorsque René Lévesque fait lecture devant l’Assemblée nationale de la question référendaire, le mot « régime » a été remplacé par « statut ». Claude Morin et les membres de son petit comité ont modifié au cours de la nuit la question. Parizeau est furieux. Pierre Duchesne décrit ainsi la scène :
« À la fin du discours prononcé par René Lévesque, tous les élus péquistes se lèvent et applaudissent à tout rompre. Tous, sauf un, Jacques Parizeau, qui reste assis. Gêné par l’attitude de son collègue, Claude Morin lui fait signe et lui dit :
  • Jacques… franchement !
  • Vous m’avez trahi!, lui répond-il, à voix basse.
Le ministre des Finances finit par se lever, en applaudissant du revers de la main. »
La suite est connue. Les sondages placent le Oui en avance après les débats à l’Assemblée nationale sur la question. Mais le fédéral riposte rapidement avec l’artillerie lourde. Intimidations, mensonges, propagande, tout est au rendez-vous. Au palmarès des pires démagogues fédéralistes, on retrouve Jean Chrétien, André Ouellet et Claude Ryan. C’est Jean Chrétien  qui déclare, en parlant des péquistes : « C’est la gangrène. La pourriture est rendue au pouce. Si ça continue, va falloir couper le bras ». André Ouellet s’écrit aux Communes : « Dans tout autre pays du monde, les séparatistes se seraient fait casser la gueule, assommer et fusiller ». Quant au très catholique Claude Ryan, il dit d’un ministre péquiste qui avait sollicité l’appui de l’homme politique français Michel Rocard : « Il est allé se mettre à quatre pattes devant Rocard pour lui sucer un Oui… »
Sou prétexte de combattre l’alcoolisme, Ottawa installe un peu partout dans la province plus de 250 panneaux routiers affichant la formule : « Non merci, ça se dit bien », qu’on entend aussi à la radio et à la télévision. Jean Chrétien fait insérer ce message de Santé Canada dans l’enveloppe des allocations familiales et des pensions de vieillesse.
Les fédéraux avaient acheter massivement dès l’automne 1979 de la publicité dans les médias en prévision du référendum. Les souverainistes ne pouvaient plus acheter du temps d’antenne à la télévision ou à la radio, les fédéralistes avaient tout acheté.
Les sociétés fédérales de la Couronne, le Conseil du Patronat se mettent également de la partie. Selon l’étude des comptes publics fédéraux de 1979-1981, réalisée par le journaliste Claude-V. Marsolais, le Centre d’information sur l’unité canadienne a dépensé plus de 11 millions de dollars entre le 1er janvier et le 21 mai 1980 seulement. Pour se conformer à la loi 92, le comité du Oui n’a pas dépensé plus que 800 000 $ en publicité, comme d’ailleurs le comité du Non.
À cela, le Parti québécois n’oppose qu’une campagne référendaire au discours très modéré – par exemple, Morin fait bannir l’utilisation du mot « peuple » - au cours de laquelle Parizeau est mis à l’écart. Sans surprise, le camp du Non l’emporte avec 60% des voix contre 40%.
Dans « Les choses telles qu’elles étaient », Morin écrit : « Je conclus de l’expérience de 1980 que la population a rejeté l’orientation souverainiste non à cause de circonstances accidentelles, mais pour des motifs ancrés en elle. Indéracinables. » En fait, Morin avait rejeté cette option bien avant que le peuple se prononce. À l’occasion du vingtième anniversaire du référendum, il reconnaît, dans un aveu non équivoque, que « ce serait mentir que de dire qu’il n’y avait qu’une seule chose qui pouvait résulter de l’opération, soit la souveraineté totale et complète. » Il précise alors qu’un référendum gagnant aurait pu aboutir à une forme de renouvellement du fédéralisme.

Mais la mission de Morin n’était pas terminée. Après la défaite référendaire, il propose de façonner un front commun avec les provinces anglophones afin de forcer le gouvernement fédéral à négocier une nouvelle fédération canadienne qui tienne compte des demandes du Québec. Il insiste pour se faire accompagner à la conférence fédérale-provinciale par ses amis : « Je n’y vais que si je suis accompagné. Je me suis donc arrangé pour faire nommer deux de mes amis avec lesquels je m’entendais très bien : Claude Charron et Marc-André Bédard », écrit-il dans « Les choses telles qu’elles étaient ». Les qualités des deux larrons se résument à être des amis de Morin, car Charron n’est pas juriste et Bédard, qui est juriste, ne parle pas anglais ! La conférence est un échec.
En avril 1981, trois jours après la réélection du Parti québécois, Morin convainc Lévesque de s’allier à sept premiers ministres des provinces anglophones et de former avec eux le front commun des provinces qui s’oppose au rapatriement unilatéral de la constitution. Seuls l’Ontario et le Nouveau-Brunswick font alliance avec Ottawa. La position du front commun des provinces est la suivante :  la constitution canadienne ne pourra être rapatriée et modifiée qu’avec l’accord des deux tiers des provinces représentant 50% de la population. Le front commun demande également le retrait du projet de Charte des droits et libertés, lequel affaiblirait trop, selon eux, le pouvoir des provinces. Pour la première fois de son histoire, le Québec ne revendique pas le droit de veto qu’il peut exercer pour tout changement constitutionnel. En échange de cet abandon, Morin propose que toutes les provinces, dans l'éventualité où elles ne désireraient pas appliquer certaines modifications constitutionnelles, aient un droit de retrait avec compensation financière. En cas d’échec, Morin peut toujours prétendre qu’il retournera à la position traditionnelle du Québec, celle qui inclut son droit de veto, mais par cet accord, il signifie au reste du Canada que ce droit est négociable. Dorénavant, le rapport de force du Québec réside essentiellement dans le front commun des provinces. Si celui-ci éclate, la position du Québec s’effondre.
Dans les premières heures de la conférence constitutionnelle, Lévesque lance à Trudeau le défi de consulter la population avant de s’adresser au Parlement britannique pour le rapatriement de la constitution. Trudeau relève le défi et propose de soumettre la Charte à un référendum national. Lévesque accepte convaincu qu’il gagnerait au Québec. Mais les autres provinces ne veulent pas d’un référendum. Le front commun vacille. Trudeau triomphe. Au cours de la dernière nuit de la conférence, pendant que la délégation du Québec festoie à l’hôtel Laurier à Hull, de l’autre côté de la rivière aux Outaouais les provinces anglophones négocient avec le gouvernement fédéral. Le lendemain de ce qui sera qualifiée de « la nuit des longs couteaux », le Québec apprend que le front commun n’existe plus. Les provinces anglophones acceptent la Charte des droits et libertés, mais avec une clause nonobstant. Une province pourra se soustraire de certains aspects de cette charte, mais le droit de retrait se fera sans compensation financière. Le Québec perd sur tous les fronts. Il n’a plus de droit de veto ni de droit de retrait avec compensation. Trudeau pourra rapatrier la constitution et y intégrer la Charte des droits et libertés, dont une des principales caractéristiques est d’avoir été taillée sur mesure pour invalider des pans entiers de la Charte de la langue française, la loi 101.
Lévesque est dévasté, le Québec s’est fait lessivé. Comment cela a-t-il été possible? Claude Charron déclare par la suite que la délégation du Québec était « mal préparée ». Est-ce suffisant comme explication? Jacques Parizeau avait été tenu à l’écart de la délégation, mais il était allé jeter un coup d’œil sur ce qui se passait. Le spectacle, confiera-t-il plus tard, était désolant. L’« équipe du tonnerre » de Claude Morin, avec le non-juriste Claude Charron et l’unilingue Marc-André Bédard, fonctionnait de façon tout à fait débraillé. Plus inquiétant encore, circulaient librement au sein des membres de la délégation des documents estampillés « secret » du gouvernement fédéral sur lesquels Claude Morin avait « miraculeusement » réussi à mettre la main. La délégation était euphorique : les documents dévoilaient toute la stratégie fédérale ! Parizeau trouva que tout cela ne sentait pas bon et s’empressa de revenir au Québec pour ne pas être associé à ce qui s’y déroulait.
Quelques semaines après le désastre de la conférence constitutionnelle, Loraine Lagacé informe René Lévesque, preuves à l’appui, que Claude Morin est un agent rémunéré des services secrets canadiens. Lévesque accuse le coup et, selon toute vraisemblance, est victime à ce moment-là d’un léger infarctus. Il exige de Morin sa démission; celui-ci obtempère.
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Le tableau de l’influence de Claude Morin sur l’évolution du Parti québécois serait incomplet si, au-delà de la stratégie référendaire, on ne tenait pas compte de l’impact de ses interventions sur l’ensemble du programme politique du parti et sur son membership. Dans ses mémoires, Lise Payette identifie Claude Morin comme le principal porte-parole des conservateurs qui, par ses commentaires et son humour cynique, créait un climat défavorable à toutes les réformes.
Dans le débat sur la première mouture de la Charte de la langue française, il est celui qui exprime avec le plus de cynisme son opposition au projet de loi. Il se prononce avec Lévesque contre la clause Québec qui restreint le droit à l’éducation en anglais aux anglophones du Québec et est en faveur de la clause Canada qui étend ce droit à tous les anglophones du Canada. Finalement, au terme d’un débat houleux, la clause Québec sera adoptée, pour être plus tard invalidée par les tribunaux après l’entrée en vigueur de la Charte des droits et libertés de Trudeau.
Claude Morin ne faisait pas que se « vendre » au gouvernement fédéral, il vendait aussi le territoire du Québec. La député Jocelyne Ouellet a été obligée d’ameuter le Cabinet Lévesque parce que Claude Morin négociait la cession à Ottawa de territoires nécessaires à la construction des édifices fédéraux dans la région d’Ottawa où le gouvernement fédéral voulait créer une zone de la Capitale nationale. Sous Robert Bourassa, 23% du territoire de Hull était de propriété fédérale. Sous le Parti québécois, avec Claude Morin responsable du dossier, on en était à 35%.
Claude Morin a émasculé le programme original du Parti québécois en faisant adopter des résolutions prévoyant une monnaie commune, une banque centrale commune et des passeports communs. Il est également celui qui rassure les États-Unis en faisant adopter au congrès de 1979 une résolution qui prévoit qu’un Québec souverain accepterait « d’établir conjointement avec le Canada et les autres partenaires impliqués les modalités de sa participation à des organismes de sécurité tels que l’Otan et Norad ».
Dans « L’œil de l’aigle », le journaliste Jean-François Lisée décrit les liens très étroits que Morin entretenait avec Franck McNamara, le consul général des États-Unis à Québec : « Lorsque le Parti québécois, après une rencontre de stratégie cruciale s’apprête à révéler que la souveraineté-association impliquera notamment des unions monétaires et douanières, une banque centrale commune et des passeports communs, Claude Morin donne le scoop à McNamara dans un briefing matinal particulier. McNamara transmet son résumé de la stratégie à Washington avant que Lévesque n’ait le temps de l’annoncer au public et aux journalistes. » Lisée ajoute qu’« un mois avant la publication du livre blanc sur la souveraineté-association, Morin offre au diplomate une explication détaillée de son contenu encore en évolution. Lorsque le document ultra-secret est fin prêt. Morin en remet une copie au consulat américain, une journée avant qu’on ne le distribue aux journalistes ».
Le travail de sape de Morin ne se limite pas aux modifications apportées à la stratégie et au programme du Parti québécois. Il est beaucoup plus insidieux et profond. Dans « Les choses comme elles étaient », il s’attribue le mérite d’avoir fait changer le discours péquiste en faisant rayer les références à la lutte contre le colonialisme. L’affirmation - populaire au début des années 1970 - à l’effet que « le Québec est une colonie du Canada anglais exploitée par les capitalistes américains » est, selon Morin, du misérabilisme colonial. Nous sommes d’accord que le Québec n’est pas véritablement une colonie. Il a des institutions politiques qui lui sont propres et s’autogouverne dans ses champs de juridiction. Le terme semi-colonie - ou encore mieux nation dépendante - serait plus juste. Mais Morin ne cherche pas une précision sémantique. Il veut faire disparaître tout le discours sur l’oppression nationale. Morin s’attaque également à la thèse du fédéralisme « grand Satan » dont un des objectifs aurait été l’assimilation des francophones. Il est faux, affirme-t-il, de prétendre que « l’affaiblissement des francophones, prélude à leur assimilation souhaitée par la majorité anglaise, était le but du fédéralisme ».
La dualité nation oppressive/nation opprimée fait place chez Morin, et par la suite dans le discours péquiste, au couple majorité/minorité. Morin écrit : « Les Canadiens anglais majoritaires – et Ottawa, leur national governement – ne trichaient pas en aménageant le fédéralisme selon leur conception. Et les Québécois, minoritaires, avaient parfaitement le droit de lutter contre ce comportement ». Toute la question nationale est réduite à la dichotomie majorité/minorité qu’il serait possible de résoudre par un réaménagement du fédéralisme. Le livre blanc publié pour le référendum de 1980, rédigé sous la direction de Morin, illustre parfaitement le changement de discours. Il n’y est jamais question de la lutte de la nation québécoise contre l’oppression nationale. L’histoire du Canada depuis la confédération est présentée comme celle de l’opposition entre les partisans d’une confédération centralisée – les anglophones – et les tenants d’une confédération décentralisée – le Québec.
L’histoire canadienne est quelque peu plus complexe et cette dichotomie ne reflétait certainement pas le jeu des forces politiques des années 1970, alors que les provinces de l’Ouest et le parti conservateur fédéral prônaient un pays décentralisé sous le vocable d’une « communauté des communautés ». Par contre, s’y révélait la proposition du gouvernement péquiste aux éléments centralisateurs du Canada : nous sommes prêts à vous appuyer en échange d’une reconnaissance d’un statut particulier pour le Québec. Mais les forces représentées par le gouvernement Trudeau ont pensé qu’elles pouvaient – au contraire – mettre à profit la situation créée par l’élection du Parti québécois et le référendum de 1980 pour leurs visées centralisatrices sans devoir accorder de statut particulier au Québec, comme allait l’illustrer le rapatriement de la constitution.
Pour que Claude Morin puisse faire avaler autant de couleuvres aux souverainistes, il lui fallait bien entendu, avec l’aide des services secrets canadiens, mettre en échec la gauche au sein du Parti québécois. Mais cela ne pouvait qu’être circonstanciel. Des changements fondamentaux devaient être apportés pour modifier profondément la composition sociale du parti. Dans son autobiographie politique, Morin écrit : « Nos orateurs évoquaient les « forces vives de la nation » attirées par le parti, mais, à en juger par les présents, elles n’incluaient pas les notables classiques du milieu québécois ». Il poursuit : « La pénurie d’hommes d’affaires n’avait rien d’étonnant. Ils auraient alors été probablement aussi bien vus que des francs-maçons à un congrès de Chevaliers de Colomb ». Puis, Morin nous donne une idée des modifications qu’il voudrait voir s’opérer dans la base sociale du parti . « Plus troublante, écrit-il, était l’absence quasi complète, dans nos manifestations grandes et petites, et aussi dans nos structures, de ces détenteurs de pouvoir local ou paroissial que sont les maires, les échevins, les hauts fonctionnaires municipaux, les dirigeants des mouvements sociaux, les commissaires d’écoles, les responsables d’organismes de loisirs. »
Chose certaine, les quatre années de pouvoir, avant la tenue du référendum, allaient permettre la transformation du parti. De 1969 à 1979, le membership passe de 16 000 à 203 000 membres. De toute évidence, plusieurs prennent leurs cartes de membres et participent aux instances dans l’espoir de se rapprocher du pouvoir afin de décrocher certaines faveurs. S’ajoute à cela que la campagne menée dans le monde syndical par la gauche marxiste-léniniste à coups de « Parti québécois, parti bourgeois » a pour effet d’éloigner les travailleurs et travailleuses syndiqués du Parti québécois.
Plus importantes encore peut-être sont les conséquences de trois ans d’administration de la province sur les cadres dirigeants du parti. On se rappellera que Jacques Parizeau était favorable à un référendum dans les six mois après la prise du pouvoir parce qu’il craignait que les « distractions du pouvoir » et les privilèges assortis aux fonctions ministérielles corrompent ses collègues. Mais le nombre de personnes désormais « distraites » et corrompus par le fonctionnement de la machine gouvernementale est beaucoup plus important que les seuls membres du Cabinet. Pour un grand nombre de militants, la prise du pouvoir est l’occasion de promotion à des postes dans l’appareil d’État. L’appareil gouvernemental a étêté le Parti québécois. Là encore, les avantages matériels et le statut social nouvellement acquis pouvaient avoir un effet délétère. Camille Laurin déclarera : « Les artisans des victoires d’antan se sont enlisé dans les officines, ont pris de la graisse ou ont décroché. Partout, nous manquons de leaders maigres, motivés, ardents. Je n’ai jamais vu autant de militants fatigués et automatisés, qui tournent en rond. A-t-on perdu la foi? »
Ces différents facteurs expliquent qu’au congrès de 1979, René Lévesque et Claude Morin aient pu faire adopter sans susciter d’opposition véritable la stratégie référendaire, l’adhésion d’un futur Québec indépendant à l’Otan et à Norad, la monnaie et une union douanière communes, le passeport commun. Morin pouvait alors rassurer le consul états-unien Patrick Garland et lui demander de faire savoir à Washington que le Parti québécois est « une organisation démocratique et réaliste, comme le prouve sa démarche référendaire, et non un ramassis de marxistes, comme le donnerait à penser le discours de ses radicaux ». Le Parti québécois, ajoutait Morin, n’abrite pas plus que 400 marxistes qui « ne sont pas un problème ».
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Quel bilan tirer des activités de Claude Morin au sein du Parti québécois? Premièrement, quiconque étudie sérieusement les faits ne peut en venir à d’autres conclusions que Claude Morin était un super-espion des services secrets étrangers. Pendant des années, d’abord comme fonctionnaire, puis comme ministre et membre du Parti québécois, il a informé les services secrets sur les activités du gouvernement et ses stratégies, particulièrement au chapitre de ses relations internationales. Puis, au sein du Parti québécois, il a infléchi la stratégie référendaire afin « gagner du temps », tout en diluant l’option et le programme du parti. Tout cela, bien entendu, au bénéfice du gouvernement fédéral qui manoeuvrait pour déstabiliser le Parti québécois. C’est ce que confirmera Marc Lalonde, le responsable politique des activités subversives au sein du Cabinet Trudeau, dans une entrevue accordée à Pierre Duchesne, le biographe de Jacques Parizeau, au cours de laquelle il admet avoir su à l’époque que Morin était un informateur de la GRC.
Aucune des justifications de Morin ne tient la route. Qu’il ait infiltré et manipulé les services secrets, comme il le prétend, qu’il leur ait soutiré des informations bénéfiques à la cause souverainiste, il ne peut évidemment en fournir aucune preuve.
L’espion Morin est d’une très grande habileté. Pour couvrir ses activités, sa technique est toujours de dire la vérité, mais une vérité tronquée, biaisée, arrangée. Personne ne peut l’accuser de cacher des choses, toujours il peut citer un texte, interpeller un témoin. C’est sa ligne de défense. L’accuse-t-on d’avoir tout mis en œuvre pour espionner le gouvernement lorsqu’il était haut-fonctionnaire? Il s’en vante. Dans Mes premiers ministres, il écrit : « Tout aussi intéressant était le fait que, pendant les huit années et demi où j’occupai le poste de sous-ministre, mon propre bureau fut toujours situé à quelques dizaines de pieds de la salle qui servait alors aux réunions du Conseil des ministres. Cela pour dire que de juin 1963 à octobre 1971, chaque semaine et parfois plus souvent, les ministres défilèrent près de ma porte ».
Il poursuit : « Quoiqu’il en soit, pendant toutes ces années, je profitai pleinement et sciemment de l’incroyable avantage stratégique, sur quiconque dans l’administration, que me procurait ma proximité de deux centres de pouvoir, complémentaires en principe mais parfois en opposition : le bureau du premier ministre, à une minute du mien, et le Conseil des ministres à dix secondes. C’est ainsi que je pus, par contacts, fortuits ou organisés, connaître personnellement tous les ministres de tous les gouvernements du Québec, de 1963 à 1971, discuter avec eux, les observer, les comprendre, les évaluer ».
Pour assurer sa défense au cas où ses activités seraient dévoilées, sa tactique est toujours la même : il met quelqu’un dans le coup. Au début des années 1950, lorsqu’il prend contact pour la première fois avec Raymond Parent pour l’informer des activités de son ciné-club politique, qui projette des œuvres jugées à l’époque subversives comme le Cuirassé Potemkine, et ses multiples abonnements à des revues soviétiques et chinoises, il en informe son professeur le père Georges-Henri Lévesque. Il suggère même en 1992 que c’est le père Lévesque qui lui avait conseillé une telle démarche. Mais ce dernier avait toujours, malgré ses 89 ans, une mémoire vive de l’événement et il démentira au journaliste Robert Cléroux qu’il ait été l’instigateur de cette démarche.
Pour expliquer sa reprise de contacts avec Raymond Parent en 1966, Morin déclare qu’il répondait à une demande de Jean Lesage, qu’il met aussi dans le coup en lui révélant ses contacts passés avec l’officier de la GRC. Malheureusement, Lesage n’était plus de ce monde en 1992 pour infirmer ou confirmer les déclarations de Morin. En 1969, c’est le secrétaire de la province, Julien Chouinard qui est son confident. Chouinard est un anti-nationaliste notoire et un ami de Marc Lalonde. Morin nous dit dans « Les choses telles qu’elles étaient » que Chouinard croyait à l’existence d’un noyau d’activistes québécois qui s’était constitué autour de premier ministre Daniel Johnson, des ministres Jean-Guy Cardinal et Marcel Masse, et qui étaient en étroite liaison avec le réseau français de Philippe Rossillon. Ce n’était donc pas lui qui était pour trahir Morin.
Plus tard, toujours pour protéger ses arrières, Morin se confiera au ministre de la Justice Marc-André Bédard et à sa directrice de cabinet et amie de longue date : Louise Beaudouin. Bédard semble avoir trouvé la démarche de Morin normale, mais Louise Beaudouin fut estomaquée. Cependant, les deux gardèrent le secret. Plus tard, quand Normand Lester dévoila publiquement les activités policières de Morin, le stratagème des confidences apparut au grand jour. Morin fera témoigner Bédard et suppliera Louise Beaudoin de déclarer publiquement qu’elle était au courant. Elle aurait ainsi accrédité la thèse qu’il n’y avait rien de bien grave dans cette histoire d’espionnage puisqu’une personne responsable comme Louise Beaudoin qui savait tout, n’avait pas jugé bon de parler au premier ministre et avait continué de travailler à ses côtés. Mais Louise Beaudoin, voyant qu’elle s’était fait piégée, refusa net de se prêter à ce jeu et de rencontrer les médias.
Les choses se passèrent différemment avec Loraine Lagacé, employée du gouvernement québécois à Ottawa. Elle ne faisait pas confiance à Claude Morin qui était son patron mais dont elle savait qu’il s’était opposé à sa nomination. Trop souvent, elle s’était rendu compte que des documents confidentiels du gouvernement fédéral sur lesquels elle avait réussi à mettre la main étaient coulés dans les médias après qu’elle les eût remis à Claude Morin. Ses soupçons s’aggravèrent lorsqu’elle reçut une copie du Rapport de la Commission McDonald avec souligné en jaune un passage où il était dit que la police fédérale avait un informateur au sein du gouvernement péquiste. Morin pensa qu’elle savait tout lorsqu’elle lui fit part qu’un agent des services secrets, Jean-Louis Gagnon (le contrôleur de Morin), habitait le même édifice qu’elle. Pris de panique, Morin procéda avec Loraine Lagacé comme avec Louise Beaudoin et lui avoua ses relations secrètes avec la GRC pour acheter sa complicité. Cependant, contrairement à Louise Beaudoin, Loraine Lagacé s’empressa de prévenir Michel Carpentier, le chef de cabinet adjoint du premier ministre, et, lorsque ce dernier lui demanda des preuves, elle réussira à enregistrer secrètement les aveux de Claude Morin.
Les preuves des activités policières de Claude Morin sont accablantes. Comment a-t-il pu berner ainsi René Lévesque et ses collègues ? Il faut d’abord se demander ce que René Lévesque savait de la carrière parallèle de Morin lorsque Loraine Lagacé lui en apporte les aveux dans un document enregistré. Selon leurs propres témoignages, deux des autres partenaires de la « gang des parties de cartes », Marc-André Bédard et Jean-Rock Boivin savaient, ce dernier ayant été mis au courant par le premier. Qu’est-ce qui a causé le malaise cardiaque de Lévesque? Le fait d’apprendre que Morin rencontrait des agents des services secrets? Qu’il avait touché de l’argent pour ses services? Ou encore que l’affaire risquait de se retrouver sur la place publique avec le témoignage de Loraine Lagacé et la confession enregistrée de Claude Morin?
Car comment René Lévesque pouvait-il tout ignorer des activités secrètes de Morin? Selon le journaliste Normand Lester, des députés péquistes, Michel Bourdon notamment, encourageaient depuis le début des années 1980 les journalistes à enquêter sur les liens entre Morin et la GRC. Jean Larin de Radio-Canada a également fouillé la question au début des années 1980. Le chroniqueur Ed Bantey de The Gazette, conjoint de Denise Leblanc-Bantey du PQ, était aussi convaincu du double jeu de Morin. Le correspondant du Toronto Star à Québec, Robert Mackenzie, répétait depuis le milieu des années 1970 que Morin était une taupe.
Puis, comment expliquer que tant de personnes se soient portées à la défense de Morin suite au reportage dévastateur de Normand Lester? Premièrement, il ne faut surtout pas exclure qu’il se trouve parmi eux d’autres agents des services de renseignement, qu’il y ait après Q-1, des Q-2, des Q-3 et ainsi de suite. Morin n’a-t-il pas déclaré à Loraine Lagacé qu’il était à la tête d’un réseau. C’est une tactique habituelle bien connue des services de sécurité, lorsqu’un de leurs agents est démasqué, de faire en sorte que d’autres agents se portent garant de sa bonne réputation.
Évidemment, l’ensemble de ceux qui ont pris la défense de Morin, qui ont excusé ou minimisé ses actes, ne peuvent tous être classés agents secrets. Comment alors expliquer leur réaction? Pourquoi ses ex-collègues ont-ils minimisé les révélations de Normand Lester? L’explication la plus logique est qu’ils ne pouvaient tout simplement pas reconnaître qu’ils s’étaient faits « rouler dans la farine » pendant toutes ces années, qu’ils s’étaient faits manipuler de façon absolument incroyable. Un tel aveu aurait ruiné leur carrière politique. Lorsque l’affaire Morin fut dévoilée en 1992, on eût l’impression que Jacques Parizeau voulait que la vérité sorte en invitant « ceux qui savent quelque chose à parler ». Mais, dès le conseil national qui suivit, le Parti québécois referma le couvercle sur le panier de crabes et l’affaire fut considérée comme close. Reconnaître que le Parti québécois avait été manipulé et entraîné dans le cul-de-sac de l’étapisme par un agent des services secrets aurait provoqué son éclatement. Un tel aveu serait l’admission que les souverainistes honnêtes du parti s’étaient fait enfirouaper comme des enfants d’école pendant qu’ils se laissaient « distraire » par l’administration de l’appareil d’État et « jouissaient » des privilèges associés à leur tâche.
Se pose la question de savoir pour quels services secrets travaillait Claude Morin et comment il a été recruté. Spontanément, les services secrets canadiens apparaissent comme les principaux bénéficiaires de ses activités. Divers indices mènent dans cette direction. Ses contrôleurs étaient membres des services de renseignements canadiens. On présume également qu’il aurait pu être recruté au cours des années 1950, car on s’explique mal comment il a pu bénéficier pour ses études à l’Université Colombia d’une généreuse bourse canadienne tout en étant considéré comme un « security risk », comme le lui avait appris son professeur Maurice Lamontagne lorsqu’il songea à faire carrière dans l’administration fédérale. Cependant, quelque chose cloche, on cherche l’intérêt du gouvernement canadien dans certaines activités de Morin. Il était un personnage clef de la Révolution tranquille et, à titre de mandarin, il a permis de façon indéniable à consolider les pouvoirs du Québec, ce qui a été une source d’affrontements avec Ottawa.

Aussi, nous faut-il examiner d’autres hypothèses. Selon le journaliste Pierre Godin, Louise Beaudoin soutient que Claude Morin était un agent de la CIA et qu’il aurait été recruté par son beau-frère le roumain Nicolas Radoiu. Dans « Les choses comme elles étaient », Morin raconte ainsi sa rencontre à la fin des années 1950 avec celui qui allait épousé en 1955 sa sœur Denise. « C’était un Roumain, Nicolas Radoiu, étudiant en médecine, un peu plus âgé que moi et lui aussi summer student à l’Alcan. Dans des conditions périlleuses, il avait fui son pays à la suite de la prise de pouvoir par les communistes. Il émigra ensuite à Québec, où il fut dans l’obligation de recommencer, à Laval, ses études de médecine, entreprises en Roumanie et poursuivie en France. »
Morin ajoute : « Je passai des heures à discuter avec lui de la situation dans les pays de l’Est. Ou à discourir sur la politique internationale. Ou encore à l’entendre raconter ses expériences pendant la guerre. Car l’alliance de 1939 à 1945, entre la Roumanie et l’Allemagne signifiait que Nicolas, conscrit sur le front russe, avait été mon « ennemi ». Techniquement. (…) Notre amitié, née à Kingston, il y a quarante ans, dure encore. »
On comprend mal l’amitié qui a ainsi pu se nouer entre un Morin qui se targue d’afficher à l’époque des sympathies communistes et le combattant fasciste Radoiu qui avait fui son pays à cause de la prise de pouvoir par les communistes. Comment expliquer qu’il ait pu émigrer en France, puis au Canada? Nous savons que les services de renseignement américains ont recruté nombre de combattants fascistes au lendemain de la Deuxième guerre mondiale pour combattre l’URSS dans le cadre de la Guerre froide. Radoiu était-il l’un deux?
Plus tard, quand Morin décide d’aller étudier à l’étranger, il choisit l’Université de Colombia à New York parce que, écrit-il, « mon futur beau-frère, Nicolas, devenu un ami intime, s’y spécialisait déjà en médecine interne. » Normand Lester attire également notre attention sur le fait que Claude Morin, même s’il était considéré comme un « security risk » au Canada, ait pu aussi facilement traversé la frontière et s’inscrire à une université américaine en plein mcchartyme. Lester rappelle que le Dr Denis Lazure s’était vu interdire l’entrée aux États-Unis à la même époque parce qu’il avait participé à une conférence sur la paix dans les pays de l’Est.
Dans le document notarié qui rend compte de ses relations avec la GRC, rendu public après les révélations de Normand Lester, Claude Morin semble très préoccupé de savoir quels sont les liens entre les services secrets canadiens et la CIA. Il écrit : « Je devins assez familier avec M. Parent pour m'informer des relations de la RCMP avec la CIA ou d'autres services similaires à l'étranger. En tout cas, j'osais poser des questions directes à cet égard. Je crus comprendre que les contacts étaient plutôt maigres et qu'il y avait même une rivalité et certainement du recoupement, particulièrement avec la CIA, mais sans autre précision, M. Parent étant, comme il fallait s'y attendre, très discret ».
Plus tard, lors de la reprise de contact, cette fois avec Léo Fontaine, les mêmes questions surgissent. « La RCMP collabore-t-elle avec la CIA », demande Morin. «  Réponse: chacun fait son travail de son côté, la CIA doublant partout au monde les services de renseignements nationaux et mettant en oeuvre son propre réseau ». Morin poursuit : « La RCMP croit-elle que la CIA est présente au Québec? Réponse plutôt vague: très probablement, et il n'est pas exclu qu'il y ait parfois échanges de renseignements au niveau officiel. », lui aurait répondu Fontaine. Mais, encore plus révélateur est la réponse que Morin fait à Fontaine lorsque ce dernier lui demande si par hasard il ne connaîtrait pas quelqu'un à qui la RCMP pourrait se fier. « Je lui répondis en boutade, écrit Morin, que le mieux serait pour lui de mettre la main sur un des agents que la CIA avait déjà probablement placés dans le PQ et à l'utiliser aussi pour les fins de la RCMP! »
Une boutade, vraiment ? Curieusement, la signification de cette répartie échappe au journaliste Richard Cléroux qui, dans son livre, Pleins feux sur les services secrets canadiens, révélation sur l’espionnage au pays, la qualifie de « drôle de réflexion ». Pourtant, elle est limpide. Morin dit, à mots à peine couverts, qu’il est lui-même l’agent de la CIA dont la GRC a besoin! Il acceptera d’ailleurs, peu après, la proposition d’être un agent rémunéré de la GRC.
Claude Morin, qui était un pingre notoire, se dit qu’il peut manger à deux râteliers, à celui de la GRC en plus de celui de la CIA, en espérant que l’information ne sera pas transmise d’une organisation à l’autre.
Dans son livre Enquête sur les services secrets canadiens, Normand Lester écrit : « L’information la plus énigmatique qui me soit parvenue depuis 1992 au sujet de l’affaire Morin, à la fois de sources politiques fédérales et d’anciens cadres des services secrets, veut que le SS/GRC ait eu, dans les années 1975-1976, accès à un dossier d’un service de renseignement américain qui a complètement changé son attitude au sujet de Morin ». Que contenait ce dossier ? Lester déclare que jamais le SS/GRC n’a voulu le partager avec lui. On peut légitimement émettre l’hypothèse qu’il informait la GRC que Claude Morin travaillait depuis longtemps pour la CIA.
La consolidation du pouvoir québécois dont Morin était un des architectes pouvait facilement s’inscrire dans la perspective états-unienne de renforcement du pouvoir des provinces canadiennes pour freiner les velléités d’« indépendance » du gouvernement central à l’égard de Washington. De façon encore plus globale, l’aile réformiste de la classe dirigeante états-unienne favorisait la modernisation des structures et des institutions étatiques des régions arriérées dans le but d’y contrôler l’inévitable mouvement de contestation. C’était le cas dans le sud des États-Unis avec le mouvement des droits civiques. Le même modèle pouvait s’appliquer à la Révolution tranquille québécoise.
Finalement, il nous reste à examiner le cas de René Lévesque. Pourquoi a-t-il continué à fréquenter Claude Morin une fois que lui furent révélées ses activités policières par Loraine Lagacé et qu’il ait exigé sa démission? Comment expliquer que le couple Lévesque-Côté ait continué d’entretenir des relations amicales avec le couple Morin, allant jusqu’à passer des vacances ensemble, alors que Corinne Côté déclare aujourd’hui au biographe de son mari, Pierre Godin, que Morin était un traître ? Lévesque a-t-il poursuivi ses relations pour éviter de passer pour le dindon de la farce?
Mais encore, de façon plus générale, comment expliquer que René Lévesque ait fait de Claude Morin son principal conseiller, son stratège ? Comment expliquer qu’il ait consciemment endossé les stratégies de Morin dont il était évident qu’elles menaient le mouvement souverainiste sur une voie d’évitement? Certains répondent que Lévesque n’a jamais été indépendantiste, qu’il venait du Parti libéral et que son manifeste de 1968, Option-Québec, ne prônait rien d’autre que la souveraineté-association. Mais cette démarche ne lui était pas particulière. D’autres ex-libéraux, d’autres fédéralistes sont devenus de véritables indépendantistes. Jacques Parizeau en est le plus bel exemple.
La réponse se trouve peut-être dans une longue entrevue que René Lévesque accordait en 1972 au journaliste Robert McKenzie du Toronto Star. Fortement ébranlé par l’arrestation massive de sympathisants du Parti québécois en octobre 1970, René Lévesque avait confié au journaliste : « C’est là que j’ai constaté, devant l’évidence, qu’ils tenteraient n’importe quoi, y compris les attentats à la bombe simulés et autres ruses machiavéliques auxquels peut recourir un pouvoir qui se sent menacé. » Au même moment, il prenait connaissance des projets d’invasion du Québec dans le cadre de l’opération Neat Pitch et de la volonté des militaires canadiens de transplanter en sol québécois l’expérience de l’Irlande du Nord. Un an plus tard, c’était le coup d’État au Chili, orchestré par Washington. On imagine facilement que la pression pouvait être considérable sur les épaules de Lévesque. Aussi quand Claude Morin lui offre une porte de sortie, il s’empresse de s’y engouffrer. L’étapisme lui permet, à lui aussi, de « gagner du temps », afin d’éviter l’affrontement meurtrier qu’il pensait inévitable.
On peut également émettre l’hypothèse que René Lévesque savait depuis longtemps – sans en connaître nécessairement les modalités – que Claude Morin entretenait des liens avec les services secrets canadiens et qu’il y voyait le canal par lequel il pouvait éventuellement négocier la souveraineté-association – ou un quelconque statut particulier pour le Québec – avec le gouvernement fédéral.
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Le fil des événements que nous venons de décrire – établi à partir de faits connus – met pour la première fois en lumière le rôle central de Claude Morin et de son « réseau » au sein du Parti québécois. Avec une habileté machiavélique, empruntant la stratégie des petits pas, Morin a réussi à infléchir la trajectoire du Parti québécois, modifier son programme et transformer sa base sociale pour satisfaire les objectifs politiques de ses commanditaires canadiens et américains.
Cependant, ce récit révèle également l’extraordinaire faiblesse de la gauche au sein du Parti québécois. Certes, elle peut faire adopter des politiques progressistes (loi 101, loi anti-scab, assurance-automobile et plusieurs autres), mais elle est totalement absente du grand débat stratégique sur la souveraineté. Un peu comme les militants maoïstes trop occupés par la lutte économique et syndicale pour s’intéresser aux positions politiques stratégiques de leurs organisations, les ministres péquistes de gauche consacrent tellement toutes leurs énergies à la gestion de leur ministère – c’est-à-dire à être un « bon gouvernement » - qu’ils en oublient la raison d’être de leur parti.
Quand arrive le référendum de 1980, l’influence de la gauche est sapée depuis longtemps. Déjà, lors du célèbre affrontement de l’auberge Handfield de 1976, lorsque Robert Burns somme Lévesque de respecter le fait que le Parti québécois est un parti de coalition et remet en question son leadership, il sait pertinemment que la partie est jouée. Lévesque ne se gêne d’ailleurs pas pour inviter ses opposants à en découdre devant le congrès du parti. Le déclenchement précipité des élections fait en sorte que l’affrontement n’a pas lieu. Mais la marginalisation de la gauche se poursuit. Le débat national occulte bientôt complètement le débat social. Parizeau remplace Burns comme principal opposant à Lévesque.
Harcelé et placé sur la défensive par l’extrême-gauche maoïste dans les organisations syndicales et populaires, la gauche péquiste se montre incapable de produire ses propres analyses, d’élaborer une stratégie et des tactiques originales. Elle se retrouve souvent à appuyer Parizeau dans le débat national, mais est inconfortable avec ses positions sociales. Elle n’a pas de position propre. Finalement, elle n’a d’autre choix – tout comme Parizeau – que de se mettre à la remorque de la stratégie proposée par le tandem Morin-Lévesque. Quand cette stratégie se révèle un échec, elle n’a pas d’alternative à proposer.

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