Comme l'histoire est écrite par les vainqueurs, il n'est pas inutile de rétablir la balance en faveur de l'expérience néo-française, celle des vaincus. La qualité relationnelle qui a caractérisé le contact de la France avec l'Amérique primitive ne se retrouve pas ailleurs. Elle ne manque malheureusement pas d'être assimilée à celle des Anglais et injustement dénigrée.
Avec le recul, il est des événements de l'histoire qui finissent par apparaître comme des fatalités. La découverte de l'Amérique et son peuplement ultérieur par des populations européennes en est une. Même si l'expansion européenne relève de décisions politiques et de l'intérêt commercial, c'est le progrès des techniques de navigation qui l'ont rendue possible. Si, au seizième siècle, la rencontre des deux continents était devenue inévitable, elle a néanmoins pris des formes différentes selon les pays concernés.
Avec ses alliés, Champlain découvre et cartographie l'Amérique |
On aurait tort de tout réduire au « méchant colonialisme de l'homme blanc », un jugement moral simpliste, dont la vogue s'accorde trop avec une certaine rectitude politique. D'ailleurs, les Premières nations devraient s'exprimer davantage à propos de ce qui aurait dû se passer au lieu de l'expansion européenne en Amérique ? Y avait-il une autre ¨option¨ ? Mais on dirait que les discours de certains leaders autochtones laissent entendre que c'était mieux avant. Comme si une autre option que le peuplement de l'Amérique par l'Europe eût été possible ! Non, ce n'est évidemment pas le cas, et tout ce qu'il reste à considérer est la qualité du rapport inter-ethnique et de sa résolution.
Peut-être trop fortement influencés par la tutelle et l'argent anglo-fédéraliste, une faiblesse qui apparemment réunit toutes les ethnies, il faut chercher chez les autochtones francisés, comme chez les anglicisés du reste, mais avec moins d'étonnement, une reconnaissance de la différence de conduite des régimes français et anglais, et une analyse des conséquences de la conquête sur leurs communautés. C'est là un angle mort de la québécitude, comme de l'autochtonitude. La nouvelle honte intériorisée des Anglais, partagée à tort par le Québec de Bernard Landry, recevra par contumace la réponse du berger à la bergère quand le chef de la Baie James ne s'exprimera qu'en anglais à ses funérailles. L'occultation autochtone de l'oeuvre immense de ceux qui devinrent des vaincus (néo-français-CanadiEns), et l'occultation par les vaincus de se distinguer de l'Anglais dans leur rapport à l'autochtone, donc à reconnaître leur propre et insurpassée grandeur est symptomatique d'une situation d'aliénation coloniale.
Parmi les distinctions à faire entre les différentes colonisations de l'Amérique, il y a celle trop souvent ignorée entre les attitudes des catholiques et des anglos-protestants. Ces derniers repoussèrent les indigènes à mesure que leur colonisation s'étendait, ce qui se termina aux États-Unis par un génocide, trop souvent glorifié ensuite par Hollywood, et, au Canada du régime anglais, par le reflux des Indiens dans des réserves, vers les années 1870.
Chez les Espagnols, après le procès de Valadolid, (1) l'acceptabilité sociale des indigènes, désormais jugés aptes à la christianisation, entraîna un métissage important des populations. Chez les Français, des alliances conclues à l'aube de la colonie entre partenaires se respectant mutuellement, en dépit d'écarts techniques et de civilisation indiscutables, constituent un fait inédit. Un procès tel que celui de Valadolid n'a pas été nécessaire en France, parce que le statut d'êtres humains dotés d'une âme ne fut jamais mis en doute. L'évangélisation, qui était en elle-même un des motifs de la colonisation, était un acte de civilisation en soi. Elle s'est faite d'emblée et sans controverse. Reconnaissons que la cohésion ethnique et la foi bien trempée de la colonisation française à ses débuts y étaient pour quelque chose.
Des trois ou quatre régimes coloniaux d'Amérique, celui de la France est clairement le mieux réussi. Ceci même si nos livres d'histoire répugnent à le reconnaître, sans doute gênés de mettre en évidence un comportement plus évolué de la France et des CanadiEns sur celui des Anglais. Mais pourquoi pas ? On gagnerait à le faire, et ce serait faire fi du colonialisme que d'illustrer un aspect glorieux de l'épopée de la Nouvelle-France, celui d'avoir été fondée avec une permission de peuplement et de métissage explicite, accordée par le chef Anadabijou en 1603.
Une alliance durable venait d'être scellée. Elle se poursuivra et sera ré-affirmée en 1701. Affaiblie, elle survivra pourtant à la conquête. Elle montrera sa résilience, notamment avec le chef Pontiac, dit Pondiac dans la graphie française. Cette épopée, unique en son genre, ne s'éteindra, épuisée, qu'avec la pendaison de Louis Riel en 1885.
Le fait le plus marquant de l'alliance des néo-français avec les premières nations est immortalisé par la Grande paix de Montréal (1701). Un événement tout à fait exceptionnel qui renforcera l'étroite coopération entre Français-Canadiens et indigènes, venus de partout avec les moyens de l'époque pour converger à Montréal.
En rétrospective, il n'y a rien de tel qu'une colonisation "blanche" de l'Amérique, comme voudrait le faire croire une vision négative, conflictuelle et puritaine exportée des États-Unies. Ce fardeau de l'homme blanc - accolé sans autre distinction à la couleur de la peau, donc d'approche raciste en ce qu'il prend la couleur de la peau comme explication - a malheureusement gagné en influence chez-nous et voudrait, par amalgame, nous transformer en porteurs de la mauvaise conscience anglo-saxonne. Pas question. Si le rapprochement des continents était inévitable, l'esprit singulier dans lequel ce rapprochement s'est produit en Nouvelle-France ne peut en aucun cas être confondu avec la brutalité de la colonisation anglaise. Laissons les Anglais/Américains méditer sur leurs fautes sans les soulager, la couleur de notre peau ne nous rend pas solidaires de leurs crimes.
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V. film complet. La controverse de Valadolid (1992) avec Jean-Pierre Marielle (dont on annonçait la mort le 25 avril 2019), Jean-Louis Trintignant et Jean Carmet.
https://www.youtube.com/watch?v=0fJkaB871e4
« La civilisation espagnole a écrasé l’Indien ; la civilisation anglaise l’a méprisé et négligé ; la civilisation française l’a étreint et chéri ».
— Francis Parkman
Nous vivons une étrange époque où l’humanité se rêve une et indivisible avec tout ce que cela recèle d’esprit totalitaire. Les Américains ont été esclavagistes, voilà que les Occidentaux se bousculent comme des enfants à la maternelle pour crier : « Moi aussi ! » L’impérialisme américain fait son mea culpa et, dans tous les stades du monde, on met le genou par terre.
Rien de tel pour éradiquer un peuple que de supprimer son histoire propre. Si la citation de l’historien américain Francis Parkman est réductrice, elle a l’avantage de montrer que nous n’avons pas tous eu la même histoire. À l’heure où l’on s’interroge sur les pensionnats autochtones qui ont eu pour mission d’assimiler les Amérindiens du Canada, il n’est pas inutile de donner la parole, non plus aux militants, mais aux historiens. Nombreux sont ceux qui ont estimé que, même si le choc civilisationnel a été partout le même, les colonisateurs français n’ont pas eu le même rapport aux Autochtones que les colonisateurs espagnols et anglais.
C’est la thèse que défend notamment le biographe américain de Champlain David Hackett Fischer. On connaît la célèbre citation du fondateur de Québec rapportée par le jésuite Paul Le Jeune : « Nos garçons se marieront à vos filles, et nous ne ferons plus qu’un seul peuple. » De l’alliance avec le chef montagnais Anadabijou (1603) à la Grande Paix de Montréal à laquelle participèrent une quarantaine de tribus (1701), les Français n’auront eu de cesse de nouer des alliances avec les Amérindiens et d’apprendre leurs langues pour explorer le continent. Exégète de Champlain et responsable de ses œuvres complètes, l’historien français Éric Thierry voit dans celui-ci un humaniste.
D’autres historiens ont souligné que ces alliances étaient une nécessité compte tenu de la faiblesse démographique de la colonisation française. Reste que, contrairement aux colons anglais, les Français se sont alliés aux Amérindiens au point de former au Manitoba une nation métisse, « seule société où Blancs et Amérindiens réussiront à vivre ensemble », écrit Denys Delâge (Le pays renversé, Boréal). Et l’historien de conclure que si « le pouvoir politique canadien » écrasa la société métisse au XIXe siècle, c’est qu’« elle était son antithèse. »
Sans prétendre à une quelconque supériorité morale, des auteurs comme Gilles Havard ont montré que les Français d’Ancien Régime ont cultivé avec les Amérindiens certaines affinités qu’on ne retrouve pas chez le conquérant anglais où le capitalisme était déjà plus avancé et les rapports plus contractuels. Pensons au goût des festins, au sens de l’honneur, du sacrifice, de l’apparat et à l’importance des cadeaux, de la parole et des discours. De Radisson, surnommé l’« Indien blanc », au baron de Saint-Castin, devenu chef Mic Mac, l’histoire unique en Amérique de ces mœurs partagées émaille les récits des voyageurs de l’époque.
« Si tous les Européens partageaient un sentiment de supériorité culturelle vis-à-vis des Indiens et si le désir d’assimilation reposait partout sur la négation de l’Autre […] la Nouvelle-France ne s’en ouvrait pas moins aux Indiens, les intégrait dans son système politico-culturel, quand les colonies anglaises bien souvent les excluaient », écrit Gilles Havard (Histoire de l’Amérique française, Flammarion).
La Conquête aura donc sur eux des conséquences terribles, souligne Denis Vaugeois : « Aussi longtemps que la rivalité anglo-française avait duré en Amérique du Nord, les Indiens […] avaient eu une carte à jouer. En quelque sorte, ils détenaient une forme de balance du pouvoir. Dans les années qui suivirent, ils étaient à la merci du vainqueur. […] Ils sont devenus tout simplement encombrants. » (L’impasse amérindienne, Septentrion).
S’instaura alors une forme d’apartheid où l’Indien deviendra un être inférieur, pupille de l’État colonial britannique. Dès le rapport Darling (1828), les pensionnats sont promus dans le but de sédentariser, « civiliser » et assimiler les Autochtones qui sont alors encore semi-nomades. Avant d’être reprise par la Loi sur les Indiens, trois commissions d’enquête viendront confirmer cette véritable politique d’assimilation dont l’esprit est identique à celle que Lord Durham avait préconisée pour les Canadiens français.
Est-ce un hasard si ces pensionnats furent si peu nombreux au Québec où, à deux exceptions, ils n’apparurent que dans les années 1950 ? Les conditions matérielles y seront donc bien meilleures et leur durée de vie très courte. Ce qui n’exonère évidemment personne, notamment les Oblats actifs ailleurs au Canada, des sévices qui purent y être commis. Les 38 morts recensés au Québec semblent sans commune mesure avec les 4134 recensés au Canada Anglais. Dans son livre Histoire des pensionnats indiens catholiques au Québec (PUM), Henri Goulet offre un portrait beaucoup plus nuancé que ce qu’on peut lire dans les médias. L’histoire de cette époque reste pourtant largement à écrire.
Mais, ce serait se leurrer que de s’imaginer que cette politique d’assimilation inscrite dans l’ADN du Canada est chose du passé. La détresse des peuples autochtones ainsi que l’assimilation florissante des jeunes Québécois dans les cégeps anglais en sont la preuve éloquente. Des pensionnats autochtones à l’Université Concordia, le résultat est le même : l’assimilation !
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